1734-12-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je vous envoye mon charmant amy, une tragédie aulieu de moy.
Si elle n'a pas l'air d'être l'ouvrage d'un bon poète, elle aura celuy d'être au moins d'un bon crétien, et par le temps qui court, il vaut mieux faire sa cour à la relligion qu'à la poésie. Si elle n'est bonne qu'à vous amuser quelques moments, je ne croiray pas avoir perdu ceux que j'ay passez à la composer. Elle a servi à faire passer quelques heures à me du Chatelet. Elle et vous me tenez bien lieu du public. Vous êtes seulement l'un et l'autre plus éclairez et plus indulgents que le parterre. Si après l'avoir lue, vous la jugez capable de paraitre devant ce tribunal dangereux, c'est une avanture périlleuse que j'abandonne à votre discrétion et que j'ose recomander à votre amitié. Surtout laissez moy goûter le plaisir de penser que vous avez seul avec me Duch. les prémices de cet ouvrage. Je ne peux pas assurément exclure mr votre frère de la confidence, mais hors luy je vous demande en grâce que personne n'y soit admis. Vous pouriez faire présenter l'ouvrage à l'examen secrètement et sans qu'on me soupçonât. Je consens qu'on me devine à la première représentation, je serois même fâché que les connoisseurs s'y pussent méprendre, mais je ne veux pas que les curieux sachent le secret avant le temps, et que les cabales toujours prêtes à accabler un pauvre homme aient le loisir de se former. De plus il y a bien des choses dans la pièce qui passeroient pour des sentiments très relligieux dans un autre, mais qui chez moy seroient impies, grâce à la justice qu'on a coutume de me rendre.

Enfin le grand point est que vous soyez content, et si la pièce vous plait, le reste ira tout seul. Trouvez seulement mon enfant joli, adoptez le, et je répons de sa fortune. Je n'ay point lu le conte du jeune Crebillon. On dit que si je l'avois fait, je serois brûlé. C'est tout ce que j'en sçai. Je n'ay point lu les mécontents et ne sçais même s'ils sont imprimez. J'ay vécu depuis deux mois dans une ignorance totale des plaisirs et des sottises de Votre grande ville. Je ne sçai autre chose sinon que je regrette votre commerce charmant, et que j'ay bien peur de le regretter encor longtemps. Voilà ce qui m'intéresse car je vous seray attaché toute ma vie et j'en mettray le principal agrément à en passer quelques années avec vous. Parlez de moy je vous en prie à la philosofe qui vous rendra cette lettre. Elle est comme vous, L'amitié est au rang de ses vertus, elle a de l'esprit sans jamais le vouloir, elle est vraye en tout. Je ne conois personne au monde qui mérite mieux votre amitié. Que ne sui-je entre vous deux mon cher amy, et pourquoy sui-je réduit à écrire à l'un et à l'autre? Dites je vous en prie à l'auteur du pas de six combien je luy suis attaché. Madame votre mère est elle à Paris, ou revient elle bientôt? Je luy présente mes respects.

Adieu, je vous embrasse, adieu aimable et solide amy.

V.