à Paris ce 24 février 1733
Voulez vous savoir mon cher Tiriot tout ce qui m'a empêché de vous écrire depuis si longtemps?
Premièrement c'est que je vous aime de tout mon cœur, et que je suis si sûr que vous m'aimez de même que j'ay cru inutile de vous le répéter. En second lieu, c'est que j'ay fait, corrigé et donné au public Zaire, que j'ay commencé une nouvelle tragédie dont il y a trois actes de faits, que je viens de finir le temple du goust, ouvrage assez long et encor plus difficile, qu'enfin j'ay passé deux mois à m'ennuyer avec Descartes, et à me casser la tête avec Newton pour achever les lettres que vous savez. En un motje travaillois pour vous au lieu de vous écrire, et c’étoit à vous à me soulager un peu dans mon travail par vos lettres. C'est une consolation que vous me devez mon cher amy et qu'il faut que vous me donniez souvent. Aureste votre frère qui vient me voir quelquefois et qui vous a fait tenir L'ouvrage en question, doit vous avoir en même temps rendu compte de mes sentiments pour vous. Il doit aussi vous avoir mandé [to]ut le détail de la mort de cette pauvre Baronne. On n'a pas encor levé le scellé, on ne sait pas même si madame d'Estain sa fille n'attaquera pas le testament. Tout le monde parle d'une lettre qui acompagnoit le testament de la baronne. On dit que dans cette lettre pour s'excuser envers sa fille de tout le mal qu'elle luy fait elle luy avoue en confidence qu'elle n'est pas la fille de mr de Fontainemartel mais bien d'un mr Chapit ancien favori de monsieur qui partageoit jadis ses faveurs entre le frère de Louis 14 et notre baronne. Si cette lettre est vraye, il y a là de quoy faire casser tous les testaments du monde. On prétend que mr le lieutenant civil l'ayant ouverte n'a pu s'empêcher d'en dire le contenu à quelques uns de ses amis. Il est certain que madame Destain a fait faire une consultation signée de dixhuit avocats qui assurent que le lieutenant civil n'est pas en droit d'ouvrir des lettres. Le lieutenant civil s'en moque, et dit qu'il faut qu'il ouvre et qu'il lise tout. Le public cependant rit aux dépens de la deffunte, excepté ses domestiques qu'elle laisse sans aucune récompense, et une mademoiselle de Grandchamp, nièce de madame Dandrezel, que notre baronne avoit arrachée à ses parents dans l'espérance dont elle la leuroit de la mettre sur son testament et réellement dans la seule vue d'avoir une bonne en [. . .] de plus à son méchant cabaret. Madame la duchesse d'Orleans prendra soin de cette demoiselle qui est digne d'estime autant que de pitié et on la mettra dans un couvent. Pour moy je reste dans la maison en attendant que je puisse faire dénicher mes meubles qui sont confondus avec ceux de la pauvre deffunte et j'iray loger près de st. Gervais, quartier moins agréable mais où des raisons de convenance m'obligent de m’établir.
Vous avez dû recevoir aussi par mr votre frère un paquet contenant quelques Zaire adressées à vos amis de Londres. Je vous prie surtout de vouloir bien commencer par faire rendre celle qui est pour mr Fakener. Il est juste que celuy à qui la pièce est dédiée en ait les prémices, aumoins à Londres, car l’édition est déjà vendue à Paris. On a été assez surpris icy que j'aye dédié mon ouvrage à un marchand, et à un étranger, mais ceux qui en ont été étonnez ne méritent pas qu'on leur dédie jamais rien. Ce qui me fâche le plus c'est que la véritable êpitre dédicatoire a été supprimée par mr Rouillé à cause de deux ou trois véritez qui ont déplu, uniquement parce qu'elles étoient véritez. L’épitre qui est aujourduy au devant de Zaire n'est donc point la véritable. Mais ce qui vous paroitra assez plaisant et très digne d'un poète et surtout de moy, c'est que dans cette véritable je prometois de ne plus faire de tragédies et que le jour même qu'elle fut imprimée, je commençay une pièce nouvelle.
L'ordre des choses demande ce me semble que je vous dise ce que c'est que cette pièce où je travaille à présent. C'est un sujet tout français, et tout de mon invention, où j'ay fouré tout le plus que j'ay pu d'amour, de jalousie, de fureur, de bienséance, de probité et de grandeur d’âme. J'ay imaginé un sire de Coucy qui est un très digne homme comme on n'en voit guères à la cour, un très loyal chevalier comme qui diroit le chevalier Daidie, ou le chevalier de Froulay.
Il faudroit à présent vous rendre compte de Gustave Vasa, mais je ne l'ay point vu encor. Je sçai seulement que tous les gens d'esprit m'en ont dit baucoup de mal et que quelques sots prétendent que j'ay fait une grande cabale contre. Mr de Maupertuis dit que ce n'est pas la représentation d'un événement en vingt quatre heures, mais de vingtquatre événements en une heure. Boindin dit que c'est l'histoire des révolutions de Suede revue et augmentée. On convient que c'est une pièce follement conduitte, et sottement écritte. Cela n'a pas empêché qu'on ne l'ait mise au dessus d'Atalie à la première représentation, mais on dit qu’à la seconde on l'a mise à côté de Callistene.
Venons maintenant à nos lettres; mr votre frere se pressa un peu de vous les envoyer mais depuis il vous a fait tenir les corrections nécessaires. Je me croiray mon cher Tiriot bien payé de touttes mes peines, si cet ouvrage peut me donner l'estime des honnêtes gens, et à vous leur argent. Rien n'est si doux que de pouvoir faire en même temps sa réputation et la fortune de son amy. Je vous prie de dire à mylord Bolingbroke, à mylord Bathurst, etc. combien je suis flatté de leur aprobation. Ménagez leur crédit pour l'intérest de cet ouvrage et pour le vôtre. Le plaisir que les lettres vous ont fait m'en donne à moy un bien grand. Que votre amitié ne vous allarme pas sur l'impression de cet ouvrage. En Angleterre on parle de notre gouvernement comme nous parlons en France de celuy des Turcs. Les Anglois pensent qu'on met à la bastille la moitié de la nation française et qu'on met le reste à la besace et tous les auteurs un peu hardis au pilori. Cela n'est pas tout à fait vray. Du moins je croi n'avoir rien à craindre. Mr l'abbé de Rotelin qui m'aime, et que j'ay consulté et qui est assurément aussi difficile qu'un autre, m'a dit qu'il donneroit même dans ce temps cy, son aprobation à toutes les lettres, excepté seulement celle de mr Locke et je vous avoue que je ne comprens pas cette exception. Mais les téologiens en savent plus que moy, et il faut les croire sur leur parole. Tout ce que je conclus de cecy c'est qu'il faut que vous imprimiez les lettres incessament puisqu'elles peuvent vous être de quelque utitileté et qu'elles ne sont d'aucun danger pour moy. Je ne vous dissimuleray pas que je serois très aise qu'elles parussent avant que je donnasse ma nouvelle tragédie. Je me prépare même à en faire une petite édition à Paris dès que vous aurez commencé la vôtre en Angleterre. Tâchez de vous assurer de Londres et d'Amsterdam et abandonnez moy Paris.
Avant de fermer ce paquet il faut que je vous parle encor de ces planches de la Henriade. Si je pouvois les ravoir ce seroit une négotiation qui vous feroit grand honneur dans mon esprit et dont je vous serois extrêmement obligé. Mandez moy au moins s'ils en ont fait usage en dernier lieu, et s'il ne seroit pas possible d'avoir quelques nouvelles Henriades imprimées avec les estampes de ces planches. Voicy bien un autre article. Je viens de lire la gazette. On y a dit qu'il meurt mille personnes à Londres par semaines. Je tremble pour vous mon cher amy. Conservez vous avec un soin scrupuleux et vivez avec une sobriété qui seule poura vous mettre à couvert. Cecy ressemble à une peste. Mais je me figure qu'elle n'attaque que les intempérants et les buveurs immodérez de mauvais vin de porto, et de bordaux.
Si vous vous portez bien écrivez moy souvent. Je vous écrirois touttes les semaines si j’étois paresseux, c'est à dire si je ne passois pas mes journées à travailler à des choses qui j'espère vous feront plus de plaisir que mes lettres.
On vient de lever le scellé de la baronne. On a trouvé trois testaments, le dernier étoit du mois d'octobre 1732 mais ce ne sont que des confirmations du mal qu'elle vouloit faire à sa fille et de son ingratitude pour ses domestiques et pour ses amis. Elle ne laisse rien à personne que la liberté de ne la pas regretter.
Farewell j have forgot this bot to speak english with you but whatever be my language my heart is yr for ever.