1733-01-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Les confitures que vous aviez envoyées à la baronne, mon cher Formont, seront mangées probablement par sa janséniste de fille qui a l'estomac dévot, et qui héritera au moins des confitures de sa mère à moins qu'elles ne soient substituées comme tout le reste à melle De Clerc.
Je devais une réponse à la charmante épître dont vous accompagnâtes votre présent, mais la maladie de notre baronne suspendit toutes nos rimes redoublées; je ne croyais pas il y a huit jours que les premiers vers qu'il faudrait faire pour elle seraient son épitaphe. Je ne conçois pas comment j'ai résisté à tous les fardeaux qui m'ont accablé depuis quinze jours. On me saisissait Zaïre d'un côté, la baronne se mourait de l'autre il fallait aller solliciter le garde des sceaux et chercher le viatique. Je gardais la malade pendant la nuit et j'étais occupé du détail de la maison tout le jour. Figurez vous que ce fut moi qui annonçai à la pauvre femme qu'il fallait partir. Elle ne voulait point entendre parler des cérémonies du départ; mais j'étais obligé d'honneur à la faire mourir dans les règles. Je lui amenai un prêtre moitié janséniste, moitié politique qui fit semblant de la confesser, qui vint ensuite lui donner le reste. Quand ce comédien de st Eustache lui demanda tout haut si elle n'était pas bien persuadée que son dieu, son créateur était dans l'eucharistie, elle répondit, ah, oui!d'un ton qui m'eût fait pouffer de rire dans des circonstances moins lugubres. Je fis tout ce que je pus pour engager la mourante à laisser quelque chose à ses domestiques et surtout à une jeune personne de condition qu'elle avait prise depuis peu auprès d'elle, et qu'elle avait arrachée à sa famille sur l'espérance qu'elle lui avait donnée de la mettre sur son testament. La baronne fut inflexible et voulut absolument dispenser toute sa maison de la douleur de la regretter. Il y avait trois ans qu'elle avait fait un testament pour deshériter sa fille unique autant qu'elle le pouvait. Mais depuis ce temps elle avait renouvellé deux ou trois fois sa maison et ses amis. Pour moi je suis à présent dans l'embarras de chercher un logement et de réclamer mes meubles qui étaient confondus avec ceux de la baronne. Sans tous ces malheureux contretemps ma nouvelle tragédie serait bien avancée. A l'égard des lettres anglaises je les ai envoyées à Tiriot qui compte en tirer à Londres beaucoup d'utilité. Je ne sais si je les ferai imprimer dans ce pays-ci et si je me hazarderai à braver encore l'inquisition qui persécute la littérature. J'attends le retour de Jore à Paris pour me résoudre. Adieu, je vais être trois mois entiers tout à ma tragédie, après quoi je veux consacrer le reste de ma vie à des amis comme vous. Adieu, je vous aime autant que je vous estime.

V.