Je n'ay reçeu qu'hier madame votre lettre du trois de septembre dernier.
Les maux viennent bien vite, et les consolations bien tard. C'en est une pour moy très touchante que votre souvenir. La profonde solitude où je suis retiré ne m'a pas permis de la recevoir plutost. Je viens à Londres pour un moment. Je profite de cet instant pour avoir le plaisir de vous écrire et je m'en retourne sur le champ dans ma retraitte. Je vous souhaitte du fonds de ma tannierre une vie heureuse et tranquille, des affaires en bon ordre, un petit nombre d'amis, de la santé, et un profond mépris pour ce qu'on apelle vanité. Je vous pardonne d'avoir été à l'opera avec Le chevalier de Rohan, pourvu que vous en ayez senty quelque confusion. Rejouissez vous le plus que vous pourez à la campagne et à la ville. Souvenez vousquelquefois de moy avec vos amis, et mettez la constance dans l'amitié au nombre de vos vertus.
Peutêtre que ma destinée me raprochera un jour de vous. Laissez moy espérer que l'absence ne m'aura point entièrement effacé dans votre idée, et que je pouray retrouver dans votre cœur une pitié pour mes malheurs qui du mois ressemblera à l'amitié. La pluspart des femmes ne connoissent que les passions ou l'indolence, mais je crois vous connoitre assez pour espérer de vous de l'amitié. Si vous en avez il faut m’écrire quelquefois. J'espère que vos affaires actuellement arrangées, vous laissent assez de temps pour employer quelquefois un quart d'heure à me donner de vos nouvelles. Elles me seront toujours bien chères. Donnez moy je vous en prie quelque idée de la vie que vous menez àprésent. Mandez moy si votre santé est entièrement rétablie, et si vous avez regagné cet embonpoint et cette santé rebondie que je vous ai tant de fois reprochée. Je pouray bien retourner à Londres incessament et m'y fixer. Je ne l'ay encor vu qu'en passant. Si à mon arrivée j'y trouve une lettre de vous je m'imagine que j'y passeray l'hiver avec plaisir si pourtant ce mot de plaisir est fait pour être prononcé par un malheureux comme moy. C’étoit à ma sœur à vivre et à moy à mourir. C'est une méprise de la destinée. Je suis douloureusement affligé de sa perte. Vous conoissez mon cœur, vous savez que j'avois de l'amitié pour elle. Je croyois bien que ce seroit elle qui porteroit le deuil de moy. Hélas madame je suis plus mort qu'elle, pour le monde, et peutêtre pour vous. Ressouvenez vous du moins que j'ai vécu avec vous. Oubliez tout de moy hors les moments où vous m'avez assuré que vous me conserveriez toujours de l'amitié, mettez ceux où j'ay pu vous mécontenter au nombre de mes malheurs, et aimez moy par générosité si vous ne pouvez plus m'aimez par goût.
à Londres ce 16 [27 n. s.] octobre [1726]
Mon adresse chez mylord Bolingbrooke à Londres.
J'insère une lettre pour le chev. des Alleurs ne sachant pas son adresse.