1773-04-20, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher & ancien ami, mon cher maître, mon cher confrère, si je ne vous ai point écrit depuis quelques semaines, ce n’est pas faute d’avoir été occupé de vous, c’est au contraire parce que je l’étois trop douloureusement.
Je croyois faire bien mon devoir de vous aimer; mais jamais je n’ai mieux senti qu’en ce moment combien vous êtes cher et nécessaire à mon cœur. J’ai écrit deux lettres à Madame Denis pour savoir de vos nouvelles, elle ne m’en a point encore donné, mais je me flatte qu’elle vous aura bien dit le tendre intérêt que je prends à votre état. On nous assure que vous êtes beaucoup mieux, mais très foible; conservez vous, mon cher maître, ménagez vous, & songez que vous ne pouvez faire aux sots et aux fripons un meilleur tour que de vivre, & de vous bien porter. Ne m’écrivez point; quelque chères que me soient vos lettres, elles vous fatigueroient, mais faites moi donner en détail de vos nouvelles. Tous nos confrères de l’académie, aux Tartuffes & Laurent près, sont aussi tendrement occupés que moi de votre santé et de votre conservation. J’ai reçu votre nouvelle défense de mr de Morangiés, et je l’ai lue avec plaisir, mais laissez là tous les Morangiés du monde, et portez Vous bien. Dédiez les loix de Minos à qui vous voudrez, et portez vous bien.

Vous avez bien raison dans tout ce que vous me dites de l’ouvrage de mr de Condorcet. Le succès en a été unanime; il y a long temps que le sot public n’a été si juste. L’académie des sciences vient de lui donner l’adjonction et la survivance à la place de secrétaire, qui depuis 30 ans étoit si mal remplie. Adieu, mon cher & illustre ami, portez vous bien, portez vous bien, portez vous bien. Voilà tout ce que je désire de vous. J’embrasse Raton de tout mon cœur.

Bertrand