1840-07-22, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Bergmann.

Mon cher Bergmann, tu as dû recevoir le 4 du courant un exemplaire grand in-18, broché, sous bande, et par la poste, par conséquent affranchi, de mon ouvrage : Qu'est-ce que la propriété? J'espérais trouver ici à mon arrivée une lettre de toi, et je crains que l'exemplaire dont je te parle ne te soit pas parvenu.

Quoi qu'il en soit, l'effet de ce volume, qui aurait pu être gros, s'il était moins compacte, est d'étonner et d'effrayer le lecteur, de le forcer à réfléchir, ce qui est encore mieux. Cependant, comme je te l'avais prédit, bien que des envois aient été faits à différents journalistes et feuilletonnistes, aucune annonce, aucun article n'a encore paru et ne paraîtra; l'éditeur lui-même, un imbécile, refuse de faire les frais de la plus petite annonce ou réclame dans les journaux, et il se plaint ensuite que la vente n'aille pas. Deux cents exemplaires ou même davantage, car j'ignore ce que l'imprimeur a pu vendre, ont été pourtant enlevés en quinze jours, sans publicité, sans recommandation, et par le seul effet des premières lectures. Pour ce qui me concerne, Dessirier me mande qu'il aurait besoin de 70 francs pour compléter les 300 que je me suis obligé de verser entre les mains de l'éditeur : ce qui signifie que, sur

230 exemplaires dont je m'étais chargé, 73 restent encore à placer.

Ainsi, mon cher Bergmann, si les dispositions de ton esprit et l'état de ta bourse étaient encore les mêmes qu'il y a six mois, je te serais obligé de me faire tenir une centaine de francs, que je te rembourserais au plus tard dans les premiers jours d'octobre prochain, après l'écoulement de ce qui me reste d'exemplaires et le solde de ma pension. Je ne te parle pas encore des 85 francs du mois de mai passé : je ne serai pas de sitôt à même de te les rendre ; je te les ai demandés pour vivre; je te demande ces 100 francs pour une opération de commerce : par conséquent, je dois t'en rembourser de la même manière.

L'effet de mon livre sur l'Académie a été terrible pour moi : on a crié au scandale, à l'ingratitude ; le père Droz, qui se trouvait à Besançon dans le temps de la réception de l'ouvrage, a fait une larmoyante homélie qui a indigné tout le monde. Je suis un ogre, un loup, un serpent ; tous mes amis et bienfaiteurs s'éloignent de moi et m'abandonnent à mon sens réprouvé. Désormais tout est fini ; j'ai rompu mes liens; je suis sans espérance. On voudrait presque m'obliger à une espèce de rétractation; on ne me lit pas, on me condamne. Jamais je n'ai vu tant d'animosité contre un auteur, et jamais en même temps tant de bêtise académique; les choses qu'on me reproche le plus feraient rire si elles ne prouvaient l'égoïsme et l'amour-propre des propriétaires attaqués dans leur fort. Je vais fermer bientôt mon atelier d'imprimerie, qui ne sert qu'à m'endetter de plus en plus, et que mes derniers clients fuiront bientôt, à la suite du clergé et des cagots de l'Académie. Désormais je n'ai pas un morceau de pain à gagner à Besançon, et comme mes dernières ressources sont épuisées, il faudra que je retourne à Paris ou en Suisse pour m'y faire correcteur ou compositeur. Crois-tu que Strasbourg offre quelque ressource à un typographe exilé de son pays, pour avoir dit trop vrai? Toutes les carrières me sont désormais fermées ; on croirait se compromettre en me protégeant ; il y a même ici des gens qui lisent mon livre en secret et ne veulent pas qu'on le sache.

J'aurai bientôt peut-être à te dire pis que tout cela; en attendant, je désire que tu m'écrives, quand même tu ne pourrais rien pour les 100 francs que je te demande, et que je trouverai ailleurs. C'est une préférence dont tu te passerais bien, mais que ma condition de patron imprimeur m'a forcé de te réserver.

J'ose croire que tu auras reconnu dans mon ouvrage la même philosophie que tu as mise dans ta thèse latine; mais t'aurais-je mécontenté en mettant ton nom dans une note? J'avoue que, si j'avais écouté mon coeur, je t'aurais appelé mon ami, et qu'il m'a été pénible de ne parler de toi que comme d'un étranger. Du reste, cette citation n'est pas le moins du monde compromettante pour toi ; l'Académie de Besançon, qui sous ce rapport aurait bien plus à se plaindre, n'a fait que rire de ma prétention de l'associer à mes idées. Ce qu'elle me reproche n'est pas de l'avoir voulu rendre complice, mais bien d'attaquer la propriété et l'Église.

Écris-moi, je t'en prie, ne fût-ce que pour me dire qu'il ne te convient plus que nos relations continuent... Mais il me semble que je viens de prononcer un blasphème, et je t'en demande pardon.

Je t'embrasse; tout à toi,

P.-J. PROUDHON.