Paris 29 février 1840.
Mon cher cousin, il ne faut pas que Jean en remontre son curé. Fin contre fin ne vaut rien pour doublure. Pierre qui roule n'amasse pas mousse. Tant va la cruche à l'eau qu'enfin elle se casse. Là où la chèvre est attachée il faut qu'elle broute. Qui veut noyer son chien, l'accuse de la rage. Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. A décrasser un Maure on perd son temps et son savon. N'est-ce pas ainsi que parle la sagesse des siècles? Ne sont-ce pas les maximes du sens commun? Un homme qui les professe, qui les admet, qui s'en'est pénétré, cet homme-là est-il fou? J'ai appris, mon cher cousin, avec un vrai chagrin, que vous aviez été souffrant cet hiver; je m'en console, puisque vous allez mieux ; mais ce qui m'a tout à fait rassuré et réjoui, c'est que votre raison est plus saine et plus vigoureuse que jamais. Personne ne doute, à cet égard, de votre parfait jugement, de votre indommageable bon sens ; tandis que moi, chétif, j'ai beau faire et beau dire, on me croit le timbre fêlé, et je suis sûr que, malgré tout ce que je viens de vous dire pour vous tranquilliser sur mon compte, vous n'êtes point encore persuadé.
Non, mon cousin, je ne suis pas fou; je crois seulement que les circonstances où je me trouve ne ressemblent point à celles où des hommes d'âge et de grand jugement, que j'aime et révère, ont pu vivre, et par conséquent qu'il leur est difficile d'apprécier ma position; et qu'ils pourraient avoir tort de me condamner lorsque je professe des opinions un peu excentriques et contraires aux leurs.
Je vous répéterai, quand je serai en face vous, que je n'ai guère vu ici que des gens déraisonnables parmi ceux qui devraient être prud'hommes; que les plus jeunes ne sont pas toujours les moins sages, et que pour se tirer d'affaires dans le monde actuel, il faut certains talents et certaines complaisances que je n'ai pas. Je sais ce que je puis y perdre, et j'en fais le sacrifice; je vivrai de ce que je trouverai, j'y suis résolu; je n'ignore pas que je passerai pour un petit esprit, et je m'en console; je m'attends même à ne trouver à tout cela aucun dédommagement, et je me sens le courage de m'en passer. Le seul avantage que j'espère tirer de l'existence sera de la quitter sans regret; je suis déjà trop fatigué des hommes et des choses pour que je m'attache à rien. J'ai quelques vérités à faire connaître; je les proclamerai autant qu'il sera en moi, malgré tout. Pourvu que j'accomplisse cette tâche, il ne me soucie de ce que je deviendrai.
Je vous embrasse, mon cousin,
P.-J. PROUDHON.