Le 19 novembre 1827
Je reçois avec une joie que vous comprendrez, mon cher et respectable ami, votre lettre du 24 octobre. Il y a longtemps que je n'avais vu votre écriture, et entendu ces douces paroles qui sortent de votre cœur pour entrer dans le mien qu'elles consolent et qu'elles rafraîchissent. Toutefois le plaisir que j'ai éprouvé n'est pas entièrement exempt de peine, car il faut que je résiste à vos désirs et aux miens. J'ai consulté mon frère, qui passa hier ici quatre heures seulement, sur le voyage que je souhaiterais tant de faire. Il ne croit pas qu 'il soit conforme à la volonté de Dieu que je quitte la Bretagne avant la fin de mon travail. Me voilà rejeté bien loin, si ce mot loin a un sens pour nous qui ne voyons pas tout sur la terre. Attendons le moment que la Providence fixera, et qu'elle a même déjà fixé dans ses adorables conseils, dont nous ignorons le secret. Complétement seul, et, je vous assure, sans aucun appui humain, Dieu me fait la grâce de vivre en paix, parce que je suis, ce me semble, où il veut que je sois, et comme il veut que je sois. C'est le seul bonheur d'ici-bas.
Les journaux vous ont instruit de la grande nouveauté qui occupe en ce moment la France. On ne connaît pas bien les raisons qui ont décidé le ministère à une démarche d'une telle conséquence; je suis porté à croire qu 'il n'y gagnera rien personnellement. Le nombre de ses adversaires croîtra dans la Chambre, et, tandis qu'ils le combattront avec toute la force de l'opinion publique, cette même opinion rendra plus difficile la formation d'un centre aussi docile, ou plutôt aussi servile qu'on le veut. Le prix des voix montera. Il faudra multiplier les scandales et les violences, ce qui avancera, je le crains bien, l'inévitable catastrophe. La nomination des soixante-quinze pairs, dans laquelle tout le monde ne voit que le besoin de soixante-quinze boules, n'aura pas un résultat plus heureux. D'ailleurs rien ne se fait aujourd'hui, et rien ne se soutient, par les institutions. Les événements sont déterminés par certaines idées, certaines passions qui fermentent dans les masses et qui emportent tout. On a envoyé gratis à toute la France une brochure de M. de Bonald sur l'Opposition et la liberté de la presse. C'est, en grande partie, une pauvre apologie personnelle, remarquable seulement par quelques traits spirituels dirigés contre M. de Chateaubriand, dont il faii ressortir, avec assez de finesse, les invariables variations. Au fond, cette petite guerre de deux amours-propres est misérable. Quant l'opposition, on crie fort contre elle, comme vous le pensez bien, surtout par cette raison qu'elle donne des distractions aux ministres, et leur ôte la présence d'esprit. N'est-ce pas heureusement trouvé? Vient ensuite la presse. Le pauvre bon homme déclare qu'il a censuré, et qu'il censurera, ou qu'il ne pourra. Or il faut connaître toutes les bassesses, toutes les infamies (le mot n'est pas trop fort) de cette censure, pour concevoir combien une semblable déclaration a d'à-propos en ce moment. « Nul État, dit-il, ne peut subsister avec la liberté de la presse. » Y a-t-il aujourd'hui quelque chose qui puisse, qui doive subsister? Et ne serait-ce point là la vraie cause qui fait que certains gouvernements (et même presque tous) s'efforcent vainement de détruire une liberté plus forte qu'eux, parce qu'elle est vraiment — comme on le dit, mais dans un autre sens, — une nécessité de la société actuelle. Le pouvoir est partout révolutionnaire ou anti-chréien par ses doctrines, et souvent encore par ses systèmes et ses habitudes d'administration. Or, que serait la censure en de pareilles mains? Il y a des vérités qui doivent s'établir et des erreurs qui doivent s'épuiser. La liberté de la presse est nécessaire pour ce double but. Elle fera beaucoup de mal sans doute, mais ce mal passager fait lui-même partie des desseins de la Providence, qui ne laisse pas, je m'imagine, d'avoir à châtier, et qui ne peut bâtir que sur un terrain débarrassé des décombres. La grande erreur de ceux qui partagent les opinions de M. de Bonald, —et cette erreur est presque un crime, — est d'accepter le mal qui existe et de le défendre, de peur que, si l'on y touchait, un maLencore pire ne lui succédât. Cette idée en elle-même est aussi sensée que si quelqu'un avait formé, cent ans avant le Déluge, le projet très-politique d'arrêter le développement du péché originel. Dieu s'y prit autrement; il laissa faire les hommes, ordonna la construction de l'arche, — attendu qu'il n'y avait pas de police savante alors, — et le genre humain fut renouvelé. Adieu, cher et très-cher ami ; j'ai une migraine qui m'empêche de » vous en dire davantage maintenant. Je vous serre sur mon cœur.