1827-07-09, de Félicité de Lamennais à Monsieur le Comte de Senfft.

Encore une fois mille et mille excuses, mon excellent ami, de tous les embarras que mon indiscrétion vous a occasionnés. Je renonce entièrement à l'idée que j'avais eue; je ferai de mon mieux pour trouver quelque distraction dans les livres. La chose en question ne convenait nullement à M. de B...., comme je l'ai mandé à son frère. Des études de médecine commencées exigent d'être suivies sans interruption. Et puis, le tête-à-tète à la campagne peut devenir extrêmement pesant, s'il vient à s'y mêler de la gêne, et s'il n'existe pas au moins une certaine conformité de caractère et de goûts assez difficile à rencontrer. Ainsi, veuillez discontinuer vos recherches, et, en agréant ma reconnaissance, l'augmenter encore en vous chargeant de remercier pour moi Mrae la comtesse Riccini et le bon abbé Baraldi. Ce que vous me dites de l'état de la jeunesse en Italie est bien affligeant. En France, au moins, il y a de la franchise, excepté depuis peu, et seulement parmi quelques aspirants aux emplois. L'hypocrisie est un vice anti-national. Chère France ! elle est encore, à tout prendre, ce qu'il y a de mieux dans cette Europe si corrompue. Sans doute elle renferme beaucoup de mal, mais le mal y est moins mauvais qu'ailleurs, et c'est beaucoup. Nous avons encore de la naïveté et quelque grandeur dans tout ce que le gouvernement n 'a pas avili par la servilité et la passion de l'or.

Les journaux, depuis la censure, ne sont remplis que de choses insignifiantes. Je ne serais pas surpris que les ministres ne s' en félicitassent comme d' un succès. Leur aveuglement peut très-bien aller jusque-là. Ce silence est pourtant cc qui annonce dans le présent le ressentiment le plus profond, et la plus terrible réaction dans l 'avenir. On attendra six mois pendant lesquels la haine s'accumule et s'aigrit. Il serait difficile de peindre tout ce qui fermente au fond des âmes. Chacun fait son article-Paris, et la parole, qu 'oii ne censure point, va bien au delà de toutes les limites où la presse, même libre, est, par mille raisons, contrainte de se renfermer. Je plains le roi, je plains l 'Etat; mais cette douleur stérile ne sauvera ni l'un ni l'autre.

Je ne sais pas encore si le parti anti-catholique, qui se groupe autour de Fr 3 et du cardinal de L.... , parviendra à renverser la Société des Bons-Livres. Ils trouvent une grande résistance dans l'opinion. Tant de rage indigne. Ils sont surtout acharnés contre Laur.... Chi offende nonperdona.

L abbé Perreau, l abbé de Sal.... , Cauchy et Laurentie ont offert leur démission au duc de Rivière s; je doute qu'il l'accepte. Ne regrettez pas qu'on ne vous ait point envoyé la dernière brochure de Ctausel ; c'est impossible à lire. Voici un mot curieux d 'un Jésuite. Il disait donc que V ultramontanisme était un cadavre dont la putréfaction faisait beaucoup de mal. D'autres parlent différemment, sans doute; mais dans cet Ordre où toutes les paroles sont dictées, il y a des paroles pour tout le monde. Je ne le connaissais pas il y a deux ans, et, — souffrez que je vous le dise, mon bon ami, — vous ne le connaissez pas encore. Je ne vois maintenant en France que des gens qui se désabusent d'eux. Mais je ne sais pourquoi je vous dis ceci, qui vous contrariera peut-être; pardon.

Voilà l'Espagne qui, à son tour, suscite de nouveaux embarras au Saint-Siége. Quelle fureur universelle de ne voir dans la religion qu'un auxiliaire de la politique! — Eh! sire, que Votre Majesté reprenne ses colonies si elle le peut, que m importe à moi chrétien? Mais, si vous êtes chrétien aussi, souffrez que le Père commun veille au salut de ses enfants, et prépose des pasteurs aux troupeaux qui errent sans guide. Je ne sache pas que, pour aller au ciel, l'habitant du Mexique doive être absolument le sujet de Votre Majesté; mais je sais qu'il doit être enseigné, conduit par les ministres de Celui dont vous n'êtes vous-même que le sujet. — Quelle merveille, après tout ce qui se passe, que les peuples ne voient dans la Religion protégée par les souverains que des fers déguisés et une dérision suprême !

Je répondrai très-incessamment à la lettre de Mme de S.... du 24. Courage et patience, et Dieu au-dessus de tout!