1809-11-24, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Je n'ai pas répondu plus tôt à ta dernière lettre, mon cher ami, d'abord parce que je ne savais où te prendre, et ensuite parce que j'étais dans une cruelle incertitude, pire que le mal même, et que je n'avais rien de bon à l'annoncer. Notre voyage, qui était ma folie et mon rêve perpétuel, a été manqué net par un accident arrivé à mon père qui m'a retenu ici pour ses affaires et mon tourment. Virieu t'aura conté tout cela.

Nunc et amara dies, et noctis amarior umbra est.

A propos d'amertume, je l'avouerai franchement que j'en ai encore une autre : je crains que ton amitié ne sommeille un peu à mon égard. Il y a peut-être aussi de ma faute, mais je suis prêt à reconnaître mes torts, si j'en eus. Réveille-toi, écris-moi donc plus souvent, plus longuement, plus franchement. Tu trouveras peut-être de plus aimables, de plus attrayants amis ; tu n'en trouveras jamais qui t'aime autant et qui mette autant de prix à ton amitié. Mais ne parlons plus de tout cela, j'aime les amitiés picotantes, dit Montaigne. Es-tu enfin rentré au coin de ton feu, dans la cellule, as-tu revu ce que tu aimes, aimes-tu encore? Avoue, avoue. Es-tu bien, es-tu heureux? as-tu retrouvé tout dans le même-état? Qu'entreprends-tu, que fais-tu, que lis-tu? Mande-moi ton plan pour cette année. J'espère l'aller surprendre un jour de cet hiver : je le passe à Lyon où je vais me morfondre sur le grec, peut-être aussi sur l'anglais, etc., etc. Mon projet est de travailler huit bonnes heures par jour; peu ou point de société que les spectacles. Je te parlerai de tout cela plus en détail, en temps et lieu. Je suis toujours à la campagne. J'ai quelque chose qui m'y attache beaucoup et qui me fait furieusement regretter d'être obligé de rentrer à la ville dans une dizaine de jours : tu devines ce que je veux dire. Oui, mon cher ami, c'est une petite passion, je dis petite parce qu'il me semble qu'elle pourrait encore être plus violente. Veux-tu savoir ce que j'aime? C'est une jeune femme de 19 à 20 ans, très-jolie, très-bonne, très-simple et très-naïve, qui m'aime aussi, à ce que je crois, et qui me l'a avoué. Il n'y a que quinze jours que j'ai fait sa connaissance et nous sommes déjà très-bien.,Cependant il n'y a encore rien de positif. Et je vais être obligé de l'abandonner, pour un an peut-être. C'est cruel ! Un autre profitera de mes avances, quoique jusqu'ici elle soit irréprochable. Et alors je ne l'aimerai plus, car je veux un coeur tout neuf. Je te manderai où j'en suis dans ma première lettre. Regina potens Cypri ! ayez pitié de moi !

Adieu, aime-moi comme je t'aime. Je vais repartir pour la campagne dans l'instant.

Le meilleur de tes amis.
ALPHONSE DE LAMARTINE.