[p. 1] Plombières, 28 août
Chère amie,
Je reçois votre seconde et aimable lettre avec un peu de confusion puisque je vous devais une réponse ; moins on est chargé d’affaires, moins on veut faire1. Ma paresse est extrême ici et le plaisir d’y céder est pour beaucoup dans le bon effet que je ressens de mon séjour. En sera-t-il de même à Paris, même en suivant le même régime, je parle du manger, du dormir et aussi de l’exercice que l’on peut y prendre si on le veut bien ? Je suis résolu, autant qu’on peut être résolu, à tenter de mener une vie fainéante autant que possible, jusqu’à ce que j’aie vu se rétablir chez moi une espèce de santé2 : mais les affaires, les amis même le permettront-ils ?
[p. 2] J’en ai évité ici un bon nombre. Pour vous, vous en faites autant pour ainsi dire que j’en perds ; je souhaite que vous vous en trouviez bien. Si vous aviez le larynx ou peut-être l’esprit fantasque comme j’ai le malheur de les avoir, vous ne rechercheriez pas plus que moi les gens aimables ou non. On m’a beaucoup sollicité ici pour me mêler à des parties charmantes : c’étaient des ânes chargés de mangeaille pour aller dîner sous la feuillée en société d’hommes et de femmes également charmants : en un mot, se laisser vivre n’est pas la devise des gens de Paris qui viennent ici soigner leur santé. Ils dansent le soir jusqu’à minuit en grandes toilettes de bal, après avoir couru toute la journée pour éviter [p. 3] l’ennui : moi je n’ai pas ouvert un livre ni un journal et je ne m’ennuie pas. Il est vrai que j’ai voulu mettre mes yeux au régime comme le reste : j’en ai abusé depuis six ou huit mois que je suis malade et que j’ai lu beaucoup trop. Cette circonstance vous expliquera pourquoi je n’ai pas su la nomination de M. Laity : c’est vous qui me l’avez apprise3 et je vous remercie bien de l’avoir complimenté, comme je n’aurais pas manqué de le faire si je l’eusse apprise par les journaux.
Je regrette bien de ne pouvoir aller à la campagne en revenant à Paris : mais il faut absolument en finir avec cette maison du faubourg Saint-Germain. Son plus grand tort pour moi, malgré ce que vous m’en dites, est de m’éloigner de vous : car [p. 4] j’y trouve de grands avantages de toute espèce4. Quand elle sera décrassée, ce sera une habitation comme une autre : personne ne me verra dans mon jardin, attendu qu’il est plein d’allées couvertes qui en font le tour : je suis à deux pas de toutes les promenades et dans une bonne exposition, etc.
Je pars au commencement de la semaine prochaine et aurai donc bientôt le plaisir de vous embrasser. Nous causerons de tout cela : vous m’encouragerez, j’espère, dans le désir que j’ai de mener une vie propre à consolider les bons effets des eaux, ou de l’air, ou du régime qu’on trouve ici.
Adieu, chère amie, recevez toutes mes meilleures tendresses et dévouements.
Eug. Delacroix