1778-04-01, de Jean Paul André de Razins, marquis de Saint-Marc à Simon Nicolas Henri Linguet.

Tout ce qui regarde Monsieur de Voltaire, Monsieur, a des droits à la célébrité, et ce qui est arrivé lundi n'est pas fait pour être passé sous silence.
Je vais avoir l'honneur de vous en rendre compte, et, ce qui vous surprendra, c'est que j'y ai été pour quelque chose malgré moi, en quelque manière. M. de Voltaire a voulu venir, pour la première fois depuis sa longue absence, lundi dernier au spectacle, et voir la sixième représentation de sa tragédie d'Irêne. Après avoir été à l'académie, il est venu du Louvre à la comédie française. Sa voiture a été constamment entourée d'une double haïe de curieux. Arrivé dans la cour des Tuilleries, il a eu toute la peine possible à traverser, en voiture, la foule qui l'accablait d'applaudissemens, et toute la garde française a été obligé de faire les plus grands efforts pour lui ouvrir un passage jusqu'à la loge des p. gentilshommes. Jugez des applaudissemens qu'il a reçus en paraissant dans la Salle! Jamais on n'a vu, ou n'a entendu rien de pareil. Jamais il n'y a eu de triomphe aussi flatteur. Un comédien est venu lui porter une couronne de laurier et l'a remise à Mde de Villette qui était à côté de lui. Elle l'a placée sur la tête de M. de Voltaire, et les applaudissemens ont redoublé. Mais M. de Voltaire l'a arrachée de dessus sa tête, et l'a rendue à Mde de Villette qui a fait de vains efforts pour la lui remettre. La pièce a commencé, et a été sans cesse applaudie. Au 4e acte, étant incommodé de la chaleur, je suis descendu dans le foïer, j'ai vu en arrivant qu'on emportait le buste de M. de Voltaire. J'ai demandé à Mlle Fannier ce qu'on allait faire de ce buste. Elle m'a répondu que les comédiens venaient de décider, dans le moment, de le placer, après la tragédie, sur le théâtre où on le couronnerait de lauriers. J'ai demandé si cette scène serait muete; on m'a répondu qu'oui. J'ai répliqué que je craignais qu'elle ne fût un peu froide. Sur cela Mlle Fannier, et ses voisins, m'ont prié, pressé de faire quelques vers. Je m'y suis refusé, en disant qu'il serait trop hardi de faire un impromptu pour M. de Voltaire, de présenter un impromptu au public. Un moment après, par réflexion, ou faute de réflexion, je me suis levé en disant: allons; la circonstance excuse tout. J'ai pris mon craion, un dessus de lettre, et sur le coin de la cheminée, en quatre minutes, mais exactement quatre, j'ai fait les dix vers que je transcrirai ci après. On les a portés sur le champ, c'est à dire avant la fin du 4e acte, à Me Vestris qui jouait le rôle d'Irene, et il a été résolu qu'elle les lirait. La pièce finit; la toile se baisse; elle se relève, et laisse voir le buste de M. de Voltaire, couronné de laurier, et environné d'une grande partie des comédiens qui offraient à ce buste de nouvelles couronnes. Tout le fond du théâtre était garni de spectateurs à qui, par extraordinaire, on avait laissé entendre la tragédie dans les coulisses. Toute la salle a applaudi avec transport pendant plus de cinq minutes. Mde Vestris s'est avancée, et a lu les vers qui ont été accueillis de mème. On a crié bis, et la reprise a été traitée tout aussi favorablement, tant tout ce qui avait rapport à M. de Voltaire avait alors des droits sur l'enthousiasme du public. En moins d'une demi-heure il s'est fait 2 mille copies aumoins de ces vers, et, quoique je n'en aie guères fait d'aussi médiocres, comme vous le verrez, jamais rien n'a eu plus de succès, parcequ'on m'a Eu gré d'avoir saisi la circonstance, et tenu compte du peu de tems que j'avais pu emploier à les faire. Les têtes étaient si échauffées par M. de Voltaire, et pour lui que, dans le foier, dans les corridors, des hommes, des femmes à qui je n'ai parlé de ma vie, m'arrètaient, et me complimentaient outre mesure. Je ne dois pas oublier quelques mots qui sont échappés à l'âme de M de Voltaire pendant la représentation, et après. Ils veulent donc me faire mourir. Ils m'ont accablé de bonheur.

Voici les vers prononcés par Mde Vestris, auxquels j'ai seulment changé deux mots.

Aux yeux de Paris enchanté,
Voltaire, reçois un hommage
Que courronnera, d'âge en âge,
La sévère postérité.
Non, tu n'as pas besoin d'atteindre au noir rivage
Pour jouir des honneurs de l'immortalité.
Pare ton front de la couronne
Que l'on vient de te présenter.
Il est beau de la mériter;
Plus beau de l'obtenir quand la France la donne.

Le lendemain au matin M. de Voltaire m'a écrit cette petite lettre.

M.,

J'ai appris que c'est vous qui daignâtes hier vous amuser à me donner l'immortalité dans les plus jolis vers du monde. Ils ont appaisé les souffrances que la suite de ma maladie me fait éprouver. Si je ne suis pas encore en état de vous répondre dans le langage dont vous faites un si bel usage, je vous supplie dumoins d'agréer ma vive reconnaissance, et le &.

Cette lettre semble m'en annoncer une autre en vers. Si elle me parvient, j'aurai l'honneur de vous l'envoier. Je suis dans l'enchantement du premier volume de vos œuvres. Voilà l'effet de tout ce qui émane de votre plume.

J'ai l'honneur d'être avec autant de reconnaissance que d'admiration,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Saint Marc

Apropos vous avez écrit un morceau enchanteur sur les bouffons, et on vous a répondu d'une manière aussi folle que malhonnête, et d'autant plus folle que tous les articles niés peuvent le prouver.

Je suis aussi en procès avec le directeur relativement aux émolumens des auteurs, et ma cause est d'autant meilleure que je n'ai jamais rien retiré de mes ouvrages quelconques. C'est au ministre à qui j'ai affaire aujourd'hui, et je le presserai vivement. Quand ce procès sera perdu, ou gagné, j'aurai l'honneur de vous en rendre compte. J'ai demandé à ce ministre à le plaider publiquement. Ce sera pour lundi. Ah! que ne vous ai je dans ma chemise! Mais ma cause est bonne, et rien de m'intimide. Est il croiable que M. de Vismes ait voulu diminuer les émolumens du musicien de plus d'un tiers, et ceux du poëte de plus de moitié? Mettre le poète au dessous du musicien, tandis que le poète est le pr auteur sans contredit d'un opéra, tandis que en Italie, et en France, il y a toujours eu dix musiciens contre un poète. Mais, ce qui est encore pis, est il croiable que M. de Vismes veuille avoir le droit de gratifier, de la poche un musicien, ou un poète?