1725-11-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Anne de Bourbon, princesse de Conti.

Les citoyens de Bellebat ne peuvent vous rendre compte que de leur divertissemens et de leurs fêtes.
Ils n'ont eü d'affaires que celles de leurs plaisirs, bien différens en cela de M. votre frère aîné qui ne travaille tout le jour que pour le bonheur des autres. Nous sommes tous devenus ici Poëtes et Musiciens sans pourtant être devenus bizarres. Nous avons icy de fondation un grand homme qui Excelle en ces deux genres: C'est le Curé du village de Courdimanche. Ce bonhomme a la tête tournée de vers et de musique, et on le prendroit volontiers pour l'aumosnier du Cocher de M. De Vertamon. Nous le Couronnâmes hier Poëte en cérémonie dans le Château de Bellebat Et Nous nous flattons que le bruit de cette fête magnifique excitera partout l’émulation et ranimera les beaux arts en France.

On avoit illuminé la grande Salle de Bellebat au boût de laquelle on avoit dressé un thrôsne sur une table de Lansquenet, audessus du thrôsne pendoit à une ficelle imperceptible une grande couronne de Laurier où étoit enfermée une petite lanterne allumée qui donnoit à la Couronne un éclat singulier. M. Le C. de Clermont et tous les Citoyens de Bellebat étoient rangez sur des tabourets, ils avoient tous des branches de Laurier à la main, de belles moustaches faittes avec du Charbon, un bonnet de Papier sur la tête fait en forme de Pain de sucre et sur chaque bonnoit on lisoit en grosses lettres le nom des plus grands Poëtes de l'antiquité. Ceux qui faisoient les fonctions de grandsmaitres des Cérémonies avoient une couronne de Laurier sur la tête, un bâton à la main et étoient décorez d'un tapis vert qui leur servoit de mante.

Tout étoit disposé et le Curé étant arrivé dans une Calèche à six Chevaux qu'on avoit envoyée audevant de luy, il fut conduit à son thrôsne; dès qu'il fut assis l'orateur luy prononça à genoux une harangue dans le stile de l'académie, pleine de loüanges, d'antithèses et de mots nouveaux. Le Curé reçût tous ces Eloges avec l'air d'un homme qui sent bien qu'il en mérite davantage, car tout le monde n'est pas de l'hûmeur de notre Reine qui hait les loüanges autant qu'elle les mérite. Après la harangue on exécute le concert dont on vous envoye les parolles, les Chœurs allèrent à merveille et la Cérémonie finit par une grande pièce de vers pompeux à laquelle ny les assistans ny le Curé ny l'autheur n'entendirent rien. Il faudroit avoir été témoin de cette fête pour en bien sentir l'agrément. Les projects et les préparatifs de ces divertissemens sont toujours agréables, l'Exécution rarement bonne, et le récit souvent ennuyeux.

Ainsy dans les plaisirs d'une Vie innocente
Nous attendons l'heureux jour
Où nous reverrons le séjour
De cette Reine aimable et bienfaisante
L'objet de nos respects, l'objet de Notre amour
Le plaisir de vivre à sa Cour
Vaût la fête la plus brillante.