à Ferney 25e janvier 1778
Monseigneur,
La dernière Lettre que vous avez bien voulu m'écrire m'a été d'une grande consolation, et en même temps m'a donné bien des regrets.
Je vois que vous daignez m'aimer encor. Vous me plaignez sans doute de mourir loin de vous, mais vous me plaindrez bien d'avantage de me voir réduit par les maux qu'amêne la décrépitude, à l'incapacité de vous faire ma cour. J'ai gémi de ne pouvoir vous marquer tous mes sentiments, lorsque vous suiviez ce procez si étrange, et si étrangement jugé. Si j'avais pu aprocher de vous secrettement je vous aurais bien convaincu alors que j'étais persécuté à vôtre suitte. Vous auriez vu que si j'avais élevé ma faible voix comme j'en avais tant d'envie, je vous aurais beaucoup plus nui que servi. Vous connaissiez assez les horreurs d'un parti ridiculement acharné; mais peut être n'étiez vous pas descendu jusqu'à connaître la mauvaise foi et la scélératesse de la canaille de la littérature.
Je pense que vous voiez d'un œil de pitié la faiblesse que j'ai eue d'envoier à Mr de Thibouville une tragédie à l'âge de quatre vingt quatre ans, et de m'exposer à voir le cadavre de ma réputation déchiré par ces bêtes puantes dont je vous parle. J'ai eu très grand tort. Vous êtes supérieur à votre âge, et moi je radotte au mien. Mais nous nous étions amusés de cette pièce dans Ferney avec Mr de Villette et sa jeune femme. Mr de Thibouville demeure à Paris dans la maison de Mr de Villette; il aime passionément le théâtre, et la déclamation; il s'y connait parfaittement. Il devait jouer dans cette pièce en société s'il avait eu de la santé. Tout celà n'était qu'un projet d'amusement qui ne devait pas être public.
Malheureusement Messrs de Villette et de Thibouville ont cru que ce dangereux public pourait être aussi indulgent qu'eux. Ils ont imaginé qu'on pardonnerait à ma vieillesse. Leur amitié les a trompés.
Je n'ai pas osé assurément vous adresser ce radotage de mes quatre vingt quatre ans. Je n'ai pas voulu renouveller le ridicule de ce vieux fou de Crebillon. Je vois trop comme vous m'auriez traitté, de quelles plaisanteries vous auriez égaié mon agonie, et vous auriez eu raison.
Pour goûter les vers ou la musique il faut avoir l'esprit tranquile et du loisir. Je doute que vos affaires et vôtre situation vous laissent l'un et l'autre. Si vous aviez quelques heures à perdre, et si vous me commandiez absolument de vous envoier la pauvre sotte Irène, je la retravaillerais de toutes mes forces; je tâcherais de la rendre moins indigne d'un Maréchal de France vainqueur des Anglais. Je la metrais à vos pieds; je vous suplierais de ne la point montrer, comme vous avez montré la lettre où je vous parlais de Sapho Rocour. Je vous conjurerais de m'épargner les ridicules qui peuvent n'être qu'amusants dans la société, mais qui sont mortels quand on est exposé à ce public cruel. Je suis si honteux de mon énorme sottise à mon âge, que je tremble en vous parlant. Je ne devrais avoir que deux objets, de mourir ou d'achever auprès de vous quelques jours qui me resteraient encor, et de les passer à vous témoigner la très respectueuse et tendre reconnaissance que je conserverai toujours pour vous jusqu'à mon dernier soupir.
V.