1778-01-13, de Henri Louis Lekain à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher maitre,

Je suis très pertinement instruit que monsieur de Thibouville devoit vous écrire que j'ai constament refusé de jouer le rôle d'Alexis dans votre tragédie d'Irène, et qu'il doit compléter ses plaintes par des discours fort outrageants sur mon compte; je suis trop pénétré de respect, d'admiration et de reconnoissance pour votre personne pour ne vous pas éclairer sur les justes motifs de mon réfus, et j'espère que Votre justice et votre Bontés les agréeront complètement.

Il faut d'abord que vous soyés instruit, mon cher maitre, que depuis quelque temps, je me suis vu forcer, par L'abandon de mes forces et par mon état Continuel de Valétudinaire, de céder à mes lieutenants beaucoup de rôles trop jeunes et trop vigoureux pour moy; secondement que j'ai entièrement renoncé de jouer dans toutes les pièces nouvelles par l'impossibilité de les pouvoir soutenir deux ou trois fois la semaine; troisièmement enfin que je n'ai plus les forces suffisantes pour soutenir un rôle jeune et Vigoureux, et que lorsqu'il m'arrive d'en jouer, ce n'est tout au plus qu'une seule fois par mois. Voilà, mon cher maitre, ce que j'ai très respectueusement représenté à M. de Thibouville, et ce qu'il a rejetté assés insolement, en ornant ses épitres d'outrages que je ne méritais pas; je ne suis pas embarassé de repousser ces derniers, et m. le marquis doit s'y attendre; mais il m'étoit important avant tout, de me justifier à Vos yeux et de Vous remontrer par les raisons les plus convaincantes que, ny mes forces, ny mon âge qui avance, ne me permettent plus de soutenir la durée d'un jeune rôle, d'un Rôle nouveau et que je serais, d'un moment à l'autre, obligé d'abandonner; alors L'inconvénient serait plus grand pour l'autheur, pour le public et la Comédie; j'ai cru ne pouvoir Vous donner des marques plus sensibles de mon respectueux attachement que de proposer à m. le mquis de jouer dans Irène le rôle de Memnon: il a rejetté mon offre avec indignation, et l'on doit enfin vous prier de juger ce procès; j'ai trop de confiance en l'équité de mon juge pour croire qu'il me forcerait à faire ce que j'appelle l'impossible. J'ai déjà gagné ma cause à la cour de mes pairs, et je me flatte qu'à votre tribunal vous voudrez bien la confirmer; après quoi je terminerai ce qui m'est personnel avec mr le marquis.

Agréés, mon cher maitre, qu'au commencement de cette année, j'ose vous adresser mes respectueux hommages, à vous et à mde Denis; j'ose vous suplier tout deux de me conserver Votre estime et Vos bontés, nonobstant les clameurs de m. Le marquis.

Je suis pour toute ma vie, avec le plus tendre et le plus respectueux dévouement,

Mon cher maitre

Votre très humble et tres obeissant serviteur

Le Kain