Le 30 de janvier [1778]
Mon cher ange, vous ne m'abandonnerez pas sans doute dans le déplorable état où je suis.
Vous devez avoir reçu le paquet que j'ai envoyé à m. de Montsauge, administrateur des postes, pour vous être rendu par m. de Vaines. Il contient la lettre de le Kain, et ma réponse, avec d'autres lettres que je vous suppliais de vouloir bien faire tenir à leurs adresses, en cas que vous les approuvassiez.
Je travaille depuis près d'un mois, jour et nuit, à profiter, autant que le permet ma faiblesse, de toutes les sages critiques que vous m'avez faites. Je demande, encore une fois, pardon à votre aimable secrétaire de toutes les peines inutiles que ma précipitation lui a données. Vous sentez qu'à mon âge il faut du temps pour rendre un pareil ouvrage un peu moins indigne de vous et du public. Je n'en ai, dans le moment présent, ni le temps ni la force. J'ai cru, ces jours passés, que j'allais mourir non seulement de vieillesse, mais des efforts que j'ai faits et du chagrin que tout cela me cause. Les critiques sont déjà publiques; trente personnes ont vu l'ouvrage, et toutes en ont fait des censures contradictoires. Les uns ont dit que les premiers actes ne passeraient point, les autres que le dernier était d'une froideur insupportable. Le Kain a soutenu que son rôle ne pouvait pas être souffert, et que c'est par cette raison qu'il l'avait refusé.
Ce serait absolument vouloir me tuer que de me forcer à donner Irène dans des conjonctures si humiliantes. Il serait plus honnête de me laisser mourir de ma belle mort. Tout ce que je vous demande actuellement, à vous, mon cher ange, et à m. de Thibouville, c'est qu'il ne soit plus question de cette malheureuse Irène jusqu'à ce que je l'aie finie et que vous en soyez contents. Il faut absolument jeter dans le feu l'exemplaire et tous les rôles, parce que tous seront changés. Je vous demande jusqu'à pâques. Peut-être, malgré l'état horrible où je suis, aurai je pu alors trouver quelque moyen de me rendre moins ridicule, et de vous faire moins de honte. Crébillon donna son Catilina à quatre-vingts ans, mais il l'avait commencé à quarante; et moi j'ai commencé Irène à quatre-vingt-deux passés, et je la finis dans ma quatre-vingt-quatrième année. Quand je demande six semaines pour achever ma besogne, et pour affronter les siffleurs du parterre, ce n'est pas trop assurément.
M. de Thibouville a un empressement inconcevable; il ne me parle que de madame la duchesse de Bourbon et de la reine; il veut qu'on m'immole ce carême, pour les amuser. Je dois répondre comme Molière aux empressés qui luis criaient, Le roi attend; Il est le maître, dit il, qu'il attende.
Je sais fort bien que tout cette aventure fait du fracas dans votre Paris où le beau monde veut des nouveautés, et où la canaille immense des écrivains subalternes attend ces mêmes nouveautés pour les décrier, pour rire, pour faire rire, et pour gagner un écu. Je vois tout l'excès du ridicule où je me jette à mon âge, la syndérèse dans le cœur, et la mort entre les dents, ou du moins entre les gencives, car de dents je n'en ai plus; mais il faut mourir comme j'ai vécu, faisant des sottises.
Etendez bien vos ailes, afin que je me cache dessous. Personne n'est jamais mort plus singulièrement que moi. Tout ce que je demande, c'est qu'on ne me fasse pas mourir ce carême, et qu'on attende le jour de la quasimodo. Je suis persécuté aujourd'hui par des procès; je perds mon bien, la santé et la vie. De bonne foi, n'est ce pas assez? mon ange n'a-t-il pas pris sous sa protection une drôle de créature?
Miserere meî.