A la Chevrette, le 10 septembre 1760
Lorsque j'ai reçu votre lettre, ma charmante Jeanne, il y avait trois semaines que je souffrais du mal de dent; je demandais Duchemin à cor et à cri.
Duchemin est parti pour l'Angleterre, disait on, la commission est secrète et pressée; il doit revenir de jour en jour. Au lieu de revenir, il a mandé qu'il était mort, et cela s'est trouvé vrai; mon mal de dent en a redoublé jusqu'à me causer un accès de fièvre le dimanche; plus de sommeil, plus de moyen de manger; le lundi je pars pour Paris, et vais mendier le secours d'un nommé Foucou, le plus habile dentiste après le défunt. Il m'arrache ma dent, la migraine s'ensuit, et la tête est encore endolorie. Voilà ma première écriture. Je suis venue ici me réconforter; ma santé est d'ailleurs assez passable; elle se fortifiera de l'intérêt que vous y prenez, et de tout ce que vous me dites d'aimable pour elle, pour moi et pour tout mon individu.
J'ai pourtant trouvé le secret, au milieu de tous mes maux, de voir Tancrède, et d'y fondre en larmes; on y meurt, la princesse y meurt aussi, mais c'est de sa belle mort. C'est une nouveauté touchante, qui vous entraîne de douleur et d'applaudissements. Mademoiselle Clairon y fait des merveilles; il y a un certain eh bien, mon père!…. Ah! ma Jeanne, ne me dites jamais eh bien de ce ton là, si vous ne voulez pas que je meure. Au reste, si vous avez un amant, défaites vous en dès demain, s'il n'est pas paladin; il n'y a que ces gens là pour faire honneur aux femmes; êtes vous vertueuse, ils l'apprennent à l'univers; ne l'êtes vous pas, ils égorgeraient mille hommes plutôt que d'en convenir, et ils ne boivent ni ne mangent qu'ils n'aient prouvé que vous l'êtes. Rien n'est comparable à le Kain, pas même lui; enfin, ma Jeanne, tout cela est si plein de beautés, qu'on ne sait auquel entendre. Il y avait l'autre jour un étranger dans le parterre qui pleurait, criait, battait des mains…. D'Argental enchanté lui dit: Eh bien! monsieur, ce Voltaire est un grand homme, n'est ce pas? Comment trouvez vous cela? Monsieur, ça est fort propre, fort propre assurément. Vous voyez d'ici la mine qu'on fait à cette réponse, et si l'on peut vivre sans voir une pièce qui fait dire de si belles choses: nous vous la gardons pour cet hiver, on la retirera de bonne heure. Le Kain et mademoiselle Duménil vont à Vienne pour la noce; et vous, ma Jeanne, quand viendrez vous à Paris pour nos plaisirs? Vos amis vous attendent et comptent sur l'effort de courage que vous leur promettez….