Ferney, 12 octobre 1777
Voulez vous apprendre, madame, l'histoire véritable du pélerinage que m. Barthe a fait à Ferney?
et vous verrez comment on se damne en croyant faire son salut.
Imaginez donc, madame, qu'il arrive tout exprès de Marseille . . . . pour voir m. de Voltaire? . . . non; pour lui lire sa pièce, une comédie en cinq actes, en vers, l'Homme personnel! Ce n'est qu'à cette condition qu'il se détermine à faire le voyage, et son marché est conclu d'avance. M. Moultou avait été chargé de négocier l'affaire. Vous savez combien m. de Voltaire l'aime; tout avait été accordé de la meilleure grâce du monde. Ils vont ensemble à Ferney; le vieux patriarche les reçoit à merveille: enfin la lecture commence. Ici vous voyez Barthe un œil sur son manuscrit, l'autre armé d'une lorgnette, cherchant avec inquiétude les regards de toute l'assemblée, et surtout ceux du maître de la maison. Aux dix premiers vers m. de Voltaire fait des grimaces et des contorsions effrayantes pour tout autre lecteur que m. Barthe. A la scène où le valet raconte comment son maître lui fit arracher une dent pour s'assurer de l'habileté du dentiste, il l'arrête, ouvre une grande bouche: Une dent! là! . . . ah! ah! . . . L'instant d'après un des interlocuteurs dit: Vous riez. — Il rit! Oui, monsieur; trouvez vous que ce soit mal à propos? — Non, non, c'est toujours fort bon de rire . . . . Tout l'acte est lu sans le plus léger applaudissement, pas même un sourire; et lorsqu'il est question de commencer le second, il prend à m. de Voltaire des bâillements terribles; il se trouve mal; il est désolé; se retire dans son cabinet, et laisse le pauvre Barthe dans un grand désespoir. On était convenu qu'il coucherait à Ferney. Madame Denis prend m. Moultou à part, et lui dit: 'Ceci devient trop sérieux: à tout prix il faut empêcher cet honnête homme de souper ici; mon oncle n'y tiendrait pas, lui ferait une scène, et j'en serais désespéré . . . .' On remet bien vite tous les paquets dans la voiture, et l'on s'en retourne tristement à Genève. — Il n'est pas de bonne humeur. — Oh! non: mais aussi vous n'avez point cherché à me faire valoir; vous avez tous été d'un silence mortel; vous n'avez pas même ri une seule fois. — Eh! comment vouliez vous, devant m. de Voltaire? Occupé de l'impression que vous lui faisiez, pensez vous que j'aie entendu un mot de votre pièce? — Jugez, madame, quelle nuit on passe après une pareille aventure, Pour s'en consoler, on reçoit le lendemain un billet fort doux de m. de Voltaire, qui demande avec instance la continuation de la lecture, et qui promet très expressément que l'accident de la veille ne lui arrivera pas une seconde fois. Quelle promesse! quel persiflage! Malgré tout ce qu'on peut lui dire, m. Barthe s'obstine à en être la dupe. Sans doute il serait trop dur de ne pas finir une lecture commencée avec tant de peine. Il retourne à Ferney. M. de Voltaire le reçoit encore mieux que le premier jour; mais après avoir écouté tout le second acte en bâillant, il s'évanouit au troisième avec tout l'appareil imaginable; et le pauvre Barthe est réduit à partir sans avoir pu achever de lire sa pièce, et, ce qui ne lui coûta peut-être guère moins, sans avoir osé battre personne. Il n'y a que l'excès de l'accablement où le plongea une si cruelle scène, qui ait pu modérer les premiers transports de sa fureur. — Hélas! nous dit m. de Voltaire en nous racontant lui même cette dernière séance, si dieu n'était pas venu à mon secours, j'étais perdu.
L'aventure m'a paru trop originale pour me priver du plaisir de vous la conter; mais j'ose vous supplier, madame, de n'en parler à personne. Les travers de m. Barthe ne m'empêchent point de rendre justice à ses talents. Je serais bien fâché d'affliger son amour propre; je le serais bien plus encore si l'humeur que ses importunités ont donnée à m. de Voltaire pouvait prévenir le public contre un ouvrage que l'on ne connaît point encore . . . .