1777-11-27, de Gottlob Louis von Schönberg, Reichsgraf von Schönberg à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai reçu, Monsieur, la lettre que Vous avez eu la bonté de m'écrire le 2 de Novembre et puis celle du 15 dans laquelle en était renfermée une pour Me la Comtesse d'Enery.
Je n'ai pu la lui remettre puisqu'elle est dans ce moment à la campagne ainsi que Me la Comtesse de Blot qui est plus à plaindre encore. Hélas, Monsieur, j'étais bien éloigné de prétendre à faire un ouvrage qui pût être vu lorsqu'en pleurant j'ai écrit avec rapidité le précis historique de la vie de mon ami dont la perte empoisonne le reste de la mienne. Je Vous l'ai envoié toutefois parce que Vous êtes pour moi un Dieu bienfaisant qui se plait surtout à consoler et secourir les affligés de tout genre et puis parceque je ne pouvais former le voeu que l'éclat des vertus de mon ami fût arraché à la nuit de l'oubli sans désirer en même tems que Vous en sçussiez quelques détails. Voilà pourquoi j'ai été entrainé enfin à Vous les présenter quoique sous une forme qui pouvait Vous donner du dégoût. J'étais retenu cependant deplus par la crainte d'abuser d'un tems si précieux à l'humanité de toute manière, mais tout a cédé à mon sentiment passionné pour la mémoire de celui dont le souvenir déchire sans cesse mon âme. Il est vrai que j'ai pensé encore qu'exciter d'autres homes à l'imiter dans un siècle où par tout les idées de véritable gloire et de patriotisme se perdent de plus en plus et où le chemin des honeurs, des dignités, des places, des rangs ne semble plus pouvoir être que celui de l'intrigue, n'était pas indigne de Votre amour pour le genre humain en général.

César a pleuré devant la statue d'Alexandre. Sans elle point de César peut être. Il faut donc des statues, il en faut pour tous les homes, mais il les faut durables, il les faut dans des temples que la main du tems ne saurait démolir, il faut enfin qu'elles soient placées dans Vos ouvrages. C'est là où toutes les nations les verront debout à jamais. C'est là où nous Vous en demandons une pour un home vraiment supérieur, un guerrier, un administrateur, un citoien courageux, vertueux, fort et doux, réunissant à un degré éminent les qualités de l'esprit et du coeur qui tout naturellement l'eussent conduit à ces points élévés qui ne cessent de fixer les regards de la postérité. Une fatalité cruelle a trompé l'espoir de ses amis, mais Vos paroles peuvent encore plus que les destinées. Ce sont quelques unes de Vos paroles donc que nous Vous demandons dans quelques uns de Vos ouvrages à quelque occasion que ce soit et dans quelque moment que touché de notre peine Vous veuilliez nous exaucer. Car Vous ne mourrez point, cela est heureusement bien sûr. Vous faites noces et banquets et des vers sur-tout come on en fait à vingt ans. J'admire au reste l'enchainement des choses d'ici bas et les voies secrètes d'un Dieu qui fait justice ou grâce come il lui plait. M. de Villette est donc couronné par le véritable amour et rendu le plus heureux des homes! C'est le serviteur de l'évangile qui reçoit un prix d'autant plus grand qu'il s'est présenté plus tard, et c'est Apollon lui même qui a révétu Vénus de sa ceinture. Me de Blot, frappée de l'aspect céleste de cette persone si belle et si noble, m'avait chargé de lui recomander de sa part de fixer souvent sur Vous ses grands yeux si doux afin de Vous y faire puiser une fraîcheur perpétuelle. Adieu, Monsieur, agréez toujours le saint et le tendre respect avec lequel je vous bénis et révère.

S.