1777-10-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Germain Gilles Richard de Ruffey.

Je ne me doutais pas, Monsieur, quand j'avais l'honneur, il y a environ quinze ans, de vous voir dans ma retraitte de Ferney, avec feu Monsieur le premier Président de La Marche, que je lui survivrais si longtemps, et que je finirais ma carrière par des procez au parlement de Dijon, soit pour Mr De Florian, soit pour moi même.
J'ai été jetté hors de mon élément, et je vais mourir dans une terre étrangère. Vos extrêmes bontés font ma consolation dans l'état assez triste où je me trouve, aiant perdu dans mes derniers jours mon bien et mon repos.

Vous trouverez peut être le procez de Madame Denis ma nièce, aussi mauvais que l'était celui de Mr Deflorian. Il me parait indubitable pour le fond, mais je tremble pour la forme que je ne connais point du tout, et dans laquelle je crains que Made Denis et moi nous n'aiaons commis bien des fautes. Nous étions tout deux malades à la mort lorsqu'on nous intenta ce malheureux procez. Nous sommes à trois lieues de Gex où nous étions obligés de plaider; parconséquent c'était un voiage de six lieues d'avoir audiance d'un procureur.

Nous avons été condamnés, nous avons paié, et il faut que nous soions condamnés et que nous paions une seconde fois à Dijon. Je ne puis faire le voiage de Dijon, attendu qu'aiant quatre vingt quatre ans et quatre vingt quatre maladies, mon seul voiage sera celui de l'autre monde.

Je prends la liberté de vous envoier nôtre plaidoier qui n'est pas selon les usages du bareau, mais qui est à mon avis selon la raison et selon l'équité.

Maurier est mon procureur, qui ne peut, ce me semble, se dispenser de signer le mémoire de Made Denis. Mr Arnoult, doyen de l'université, est mon avocat qui ne peut signer un mémoire qu'il n'a point fait, et qui était à Paris pendant que nous étions obligés de travailler nous mêmes à notre deffense.

L'affaire est portée à une chambre de parlement, Monsieur Quirot de Poligny en est le raporteur. Voilà à peu près tout ce que je sais de cette affaire. Elle est assez extraordinaire, et très embarassante. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour l'accommoder, je n'ai pu en venir à bout. J'ai affaire à un homme qui me croit très riche, et qui en conséquence me demande des sommes trop fortes que je ne puis lui donner. Il ne sçait pas que je me suis ruiné à fonder une colonie et à bâtir une ville. Linquenda hæc et domus et placens Denis. Je mourrai peut être avant que le procez soit jugé.

Aiez la bonté, je vous en prie, Monsieur, de lire notre mémoire, en attendant que vous me disiez un De profundis. Si vous avez quelques amis parmi mes juges, je vous prie de parler autant que vous pourez en faveur de la Dame Denis la persécutée. Je ne me trouve compromis dans ce procez, que parce que je suis son oncle, que je demeure avec elle, et que c'est moi qu'on veut rançonner. J'aurais bien mieux aimé vous envoier un mémoire pour nôtre académie que pour le parlement.

Je vous demande bien pardon de tout l'ennui que je vous cause, mais enfin, à qui m'adresserai-je qu'à celui qui a bien voulu me mettre au rang de ses confrères? En un mot, daignez lire le mémoire, et faittes tout ce que l'équité, la bienfesance et l'amitié vous dicteront. J'ai la vanité de compter sur vos bons offices; et J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus respectueux, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire