1777-06-28, de Félix François Le Royer d'Artezet de La Sauvagère à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Un nouveau phénomène doit vous être annoncé, & j'ai cru devoir en faire part au plus universellement savant, à vous, monsieur, qui avez si bien discuté le miracle qui s'opère dans la petite pièce d'eau du jardin de mon château des Places, d'après le mémoire imprimé dans le Journal de Verdun, il y a 14 ans, où j'ai dit que j'en avais enlevé un banc de pierre, qui s'y était formé sur la superficie du fond de cet étang, & cela pour la seconde fois; que cette pierre était remplie, tant par dessus, qu'au dedans, d'une grande quantité de coquilles, dont j'ai analysé les différentes espèces, & qu'il s'était trouvé sous ce banc de pierre (après l'avoir cassé & enlevé) une vase molle, glutineuse, remplie de germes de ces mêmes coquilles, où elles étaient alors imperceptibles aux yeux les plus perçants, & où l'on ne les apercevait qu'à l'aide du microscope, avec lequel on les distinguait très bien, & que, dans le temps où cette boue était encore molle, j'y faisais voir les coquilles à tous ceux qui le voulaient, en y mettant cette boue par parcelles, où tous ces germs de coquilles étaient attachés, & où les enfants reconnaissaient une moule, une huître, sortes de coquillages qui leur sont plus familiers: ce qui a été vu par un si grand nombre de personnes des deux sexes, de tous les états, & de tant de témoins encore vivants, que ces faits ne peuvent souffrir aucune contradiction; en tout cas, ils seraient aisés à vérifier.

Aujourd'hui, monsieur, cette vase n'est plus vase; la repétrification a recommencé; ce que je n'ai été à même de bien examiner que dans l'automne dernier, depuis l'impression du dernier mémoire dont j'ai eu l'honneur de vous envoyer un exemplaire, parce que mon étang, depuis bien des années, n'avait point tari; cependant, celle-ci, son dessèchement des trois quarts de son étendue, qui est très peu considérable, m'a permis de le curer, & d'examiner à mon aise, durant trois mois, un nouveau sol repétrifié, sur lequel on s'est promené tout le temps, & dont j'ai fait arracher (de ce pavé de roc neuf formé par la nature) plusieurs morceaux que je conserve, où se trouvent, dans la classe des infiniment petits, toutes les différentes espèces de coquilles, semblables aux anciennes. Mais remarquez, s'il vous plaît, monsieur, qu'elles y sont si délicates, qu'on peut les comparer à des coquilles en miniature, cependant bien conformées, ayant les stries & tous les caractères distinctifs, minces & aussi légères que des plumes, blanches comme le lait, & dont la matière lapidifique qui les enveloppe est d'un blanc bleuâtre, si tendre & si friable en ce moment, que, pour peu qu'on la tâte avec les doigts, elle se réduit en sable fin, & les petites coquilles s'en détachent vides & très nettes; elles sont si frêles qu'on a de la peine à les voir entières, parce que, pour peu qu'on veuille les toucher, elles se brisent, ainsi que je viens de l'observer pour la matière lapidifique; & en les considérant un peu de près, elles volent dans l'air par la seule respiration; on voit par ces traits combien réellement elles sont fines & délicates & combien il y a de précautions à prendre pour les examiner quand une fois elles sont détachées. J'en ai exposé plusieurs morceaux à l'intempérie des saisons; la plupart s'y sont fondus quant à la matière lapidifique; mais les petites coquilles restent entières. Je conserve de ces morceaux & de la poussière remplie de ces petites coquilles. J'en ai beaucoup donné aux amateurs; vous sentez, monsieur, que je suis à vos ordres, si vous en désirez.

D'après la description de cette vase redurcie, à quoi j'ai annoncé que je m'attendais, voilà donc la nature reprise sur le fait une seconde fois par moi, & cela sans réplique. Ce sont encore une fois des faits; mais ce dernier, où cette matière, de fangeuse & molle qu'elle était, s'est repétrifiée, & se durcit journellement (car le sol a des gradations de densité, suivant les années que l'on a mises successivement à en casser l'ancien banc); ces faits, dis je, ne mériteraient ils pas aussi d'être consignés pour la postérité dans les papiers publics?

Que diront, monsieur, les philosophes dans 40 ou 50 ans, si le banc de pierre, si frêle aujourd'hui, parce qu'elle n'est encore que dans l'enfance de sa végétation, en comparant ce que nous avons annoncé de cette vase molle (& de ses germes de coquilles), telle que nous l'avons pétrifiée dans nos mains il y a 25 à 28 ans, avec ce que nous publions aujourd'hui de cette métamorphose en pierre, que diront ces philosophes si ce nouveau banc est alors aussi compact, aussi épais, & d'une résistance aussi forte à un outil acéré, & les coquilles aussi dures, aussi grandes, & enfin entièrement semblables aux anciennes, avec la même nuance (blanc, sale & roux), telles qu'elles sont dans les deux précédents bancs, dont il en reste, & que, sans doute, il en restera de quoi les comparer, tant au dedans qu'au dehors sur les bords de la pièce d'eau? Ainsi je dois croire (d'après cette nouvelle végétation, qui commence à se développer, & que, comme je l'ai remarqué, j'avois prédite, jointe à l'expérience des deux précédentes végétations) que la nature perfectionnera celle-ci au même point de densité, & qu'elle jettera un nouveau jour sur un mystère si caché dans les entrailles de la terre, & si difficile à expliquer, contre lequel nos philosophes les plus célèbres de ce siècle ont une antipathie si obstinée; sans doute, ils opposeront la sagacité d'une philosophie spéculative à la possibilité de la végétation spontanée des coquilles qui se trouvent dans les bords de mon étang; mais ils ne peuvent disconvenir que, si c'étaient des coquilles qui s'y introduisissent par quelque canal souterrain venant des mers environnantes, dont le niveau doit être de 150 à 200 pieds plus bas (& sur les côtes, on n'en connaît point de semblables à plusieurs qui se remarquent dans l'encroûtement pierreux de mon étang), ou bien encore que si c'étaient des coquilles introduites (comme on le dit) dans les entrailles de la terre lors du déluge, & que l'on appelle reliques du déluge, on les y verrait toujours aussi formées, aussi grandes, aussi dures, dans tous les temps, & on n'en trouverait pas d'autres dans cet étang. Mais cette prévention cesse en considérant toutes ces semences de coquilles qui ont germé dans cette pierre naissante, sans le secours d'aucun animal vivant, puisque j'ai eu l'honneur de vous faire remarquer, monsieur, que ces coquilles sont, dans leur principe, vides & nettes, & elles ne se remplissent qu'à mesure que la matière lapidifique dans laquelle elles sont enchâssées s'y durcit. C'est de cette manière qu'elles ont dû végéter dans les interstices de fibres de cette branche d'arbre dont j'ai fait la description dans mon mémoire imprimé, & que l'on a trouvée pétrifiée dans ma pièce d'eau, où les coquilles se sont pliées sous la pression des fibres: j'ai aussi fait mention de la terre d'un pot de fleurs, que je conserve, pétrifiée & remplie de coquilles.

Toutes ces descriptions, monsieur, que je vous assure être vraies, & qui sont établies sur des preuves évidentes, ne peuvent point, par conséquent, être mises au rang des systêmes. C'est une production, je l'avoue, miraculeuse, dont la nature m'a fait dépositaire; & encore une fois ce fait incroyable existe; n'existe-t-il pas ailleurs? Je n'opposerai aux incrédules d'autre témoignage que celui des yeux; on aura beau combattre ce mystère: il paraît développé en ce moment, par une expérience irréfragable, & par des observations établies sur des effets qui ne peuvent être contredits, dont les causes se dérobent à nos sens, & que l'on doit mettre au rang des merveilles impénétrables de la nature. C'est là ma conclusion, & tout ce que j'en sais; j'en reviens toujours à ce passage de st Basile le grand: Et haec admirabilia sunt, sed quo pacto fiant nobis ignotum est. Orat. 111.

Rien n'égale la vénération & le respect, &c.