1777-05-02, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous avez cru, mon cher maître, aller voir les sombres bords, & moi j'ai un estomac qui, je crois, m'y mènera bientôt.
Je viens d'écrire à votre ancien disciple que cet estomac maudit ne me permettoit plus de projetter d'autre voyages que celui de l'autre monde (si autre monde y a) et que j'irai bientôt attendre sa majesté sur les rives du Styx, en faisant néanmoins des vœux, comme de raison, pour ne l'y pas voir si tôt. J'ai autant de peine à digérer ce que je mange, que ce que je vois et ce que j'entends; & je ferai mes adieux sans beaucoup de regret à un monde où il se fait et se dit tant de sottises. Le Pauvre Delille est actuellement aux pieds de la Cour; nous attendons son jugement qui suivra de près celui de votre Childebrand et de sa gueuse. Je suis quelquefois tenté de croire à la Providence quand je vois le sort de Cartouche Fréron et de Mandrin Childebrand. Mais je change d'avis quand je vais à la garderobe, & je ne vois pas quel plaisir cette providence peut avoir à mes mauvaises déjections. Quelque chose qu'elle fasse, je lui pardonnerai, mon cher et illustre ami, tant qu'elle vous conservera. Nous avons ici le comte de Falkenstein, je ne sais s'il viendra à nos académies; il est déjà venu voir nos portraits, & peutêtre aimera t-il mieux nos portraits que nos personnes. Il est bien le maître, & peutêtre aura-t-il raison. Adieu, mon cher & illustre philosophe, je vous aime mieux que tous les Comtes, tous les Empereurs, & tous les rois, et je vous embrasse bien tendrement.

Tuus Bertrand