à Paris, ce 18 novembre 1777
Mon cher et illustre maître, m. Delille et m. Bitaubé m'ont rendu vos lettres.
J'ai beaucoup causé avec le premier sur son projet et son désir de s'attacher à votre ancien disciple, et j'écris en conséquence à cet ancien disciple tout le bien que je pense de m. Delile et tout l'avantage que le monarque trouverait à se l'attacher; je lui demande à quelles conditions il le voudrait, et je lui fais entendre que ces conditions doivent être avantageuses. Nous verrons sa réponse, qui sera, à ce que j'espère, telle que nous la désirons. Joignez vous à moi de votre côté, et écrivez tout de suite, car ma lettre est partie d'hier.
Voilà la Sorbonne qui veut condamner l'abbé Remy comme hérétique pour son Eloge de l'Hopital; mais ces gredins sont, à ce qu'on dit, divisés entre eux, et d'ailleurs ils craignent le parlement dont on les menace. Quelle vermine et quelle canaille!
Nous n'aurons pas Pascal cette fois-ci; j'ai frappé à la porte de Rufin, et il m'a fait dire qu'il fallait encore attendre; mais j'espère au moins que nous n'aurons pas Cotin Chabanon, qui demande l'académie tout à la fois comme on demande l'aumône, et comme on demande la bourse, et qui veut accumuler sur sa tête des titres au lieu de talents.
J'ai vu avec grand plaisir que vous avez donné 50 louis à Berne pour ce prix intéressant, et j'ai lu avec plus de plaisir encore l'ouvrage que vous m'avez envoyé et qui serait bien digne du prix; mais je pense, mon cher et illustre maître, sauf votre meilleur avis, qu'il aurait fallu ne pas proposer les trois questions à la fois et qu'il eût été bon de les séparer; 1. parce que la besogne est trop considérable, et que chacune des trois questions séparément vaut bien 100 louis au moins; 2. parce que la 3ème question ne peut guère être traitée à fond que par un juris-consulte, et que les deux premières et la première surtout, peuvent l'être par un homme qui ne serait que philosophe. Peut-être serait-il temps d'écrire encore là dessus à l'Académie de Berne, et personne n'y est plus propre que vous.
Voilà encore la querelle sur la musique recommencée entre Laharpe et un de nos confrères, ou plutôt deux, car Suard et l'abbé Arnaud font bourse commune. Je pense que Laharpe a toute raison, mais cette querelle met bien de l'aigreur parmi nous. Nous sommes comme ces marauds de Grecs, qui, pendant que Mahomet les assiégeait, s'égorgeaient entre eux pour la transfiguration. Pauvre espèce humaine! Tout cela ne sera rien, mon cher confrère, si vous vous conservez pour la philosophie et pour vos amis. Pour moi, je deviens imbécile et incapable d'écrire deux mots qui aient le sens commun. Quand je pense à tout ce que vous faites, avec 24 ans de plus que moi, je dis avec Térence: Homo homini quid prœstat.Quelle distance entre un homme et un autre! Mais je permets à nos esprits, mon cher et illustre maître, d'être à si grande distance qu'ils voudront, pourvu que nos cœurs soient bien proches. Vous savez combien le mien a été de tout temps attiré vers le vôtre. Sur ce, je vous embrasse tendrement et vous demande votre bénédiction.
Tuus Bertrand