à Paris ce 29 août ou auguste ou sextile 1764 comme il vous plaira
Vous recevrés, mon cher & illustre maitre, presque en même temps & peut être en même temps que cette lettre, par le canal de frère Damilaville un ouvrage intitulé, sur le sort de la Poesie en ce siècle Philosophique, avec d'autres pièces de littérature et de Poesie, dont je recommande l'auteur à vos bontez.
C'est un de mes amis, nommé Chabanon, de l'académie des Belles lettres, qui est digne par ses talens et par son caractère de vous intéresser. Je crois que vous serez content, et de l'ouvrage, et de la lettre qu'il y a jointe, & je compte assez sur votre amitié pour moi, pour espérer que vous voudrez bien l'étendre jusqu'à lui.
Parlons un peu à présent de nos affaires. J'ai lu, par une grâce spéciale de la Providence, ce dictionnaire de Sathan dont vous me parlez. Si j'avois des connoissances à l'imprimerie de Belzebuth, je le prierois de m'en procurer un exemplaire, car cette lecture m'a fait un plaisir de tous les diables. Vous, mon cher Philosophe, qui êtes assez bien dans ce pays là, à ce que m'a dit frère Berthier, ne pourriez vous pas me rendre ce petit service? Je vous avoue que je serois bien charmé de pouvoir digérer un peu à mon aise ce que j'ai été obligé d'avaler gloutonnement, en mettant, comme on dit, les morceaux en double. Assurément si l'auteur va jamais dans les Etats de celui qui a fait imprimer cet ouvrage infernal, il sera au moins son premier ministre; personne ne lui a rendu des services plus importans, & il est vrai qu'il ne faut pas dire à celui là, ni tu dors, Brutus, ni tu dors, Brute.
A propos de Brute, savez vous que Simon le Franc est à Paris? Il est vrai que c'est bien incognito, et qu'il n'y tient pas de table de 26 couverts. Je l'apperçus l'autre jour à l'enterrement du pauvre mr d'Argenson, où il étoit comme parent, et moi comme homme de lettres. Il ne fit pas semblant de me voir, ni moi lui; quelqu'un qui l'avoit vu arriver, me dit qu'il étoit entré avec un air d'embarras, que tout son fanatisme orgueilleux et impudent ne pouvoit cacher.
Il auroit peutêtre eu le plaisir d'aller aussi à mon enterrement, si mon estomac avoit continué à se dispenser de la digestion. Des amis, qui ne croyent pas à la médecine plus que vous et moi, m'avoient conseillé et forcé malgré ma répugnance de voir un médecin, à peu près comme ils m'auroient conseillé de voir un confesseur; les remèdes que j'ai faits n'ont servi qu'à empirer mon Etat; et je ne me trouve mieux que depuis que j'ai enoyé paitre les remèdes & la médecine, qui est bien la plus ridicule chose, à mon avis, que les hommes ayent inventé, à moins que vous ne vouliez mettre devant la Théologie, qui en effet est bien digne de la 1ère place dans le catalogue des impertinences humaines. Pour tout remède à mon estomac je me suis prescrit un régime dont je me trouve très bien, et que je suivrai très fidèlement, et je compte qu'avant un mois mes entrailles rentreront dans l'ordre accoutumé.
Je doute fort qu'il en soit de même pour les jesuites, quoi que plusieurs parlemens ayent jugé àpropos de les conserver sous le masque, et d'enfermer ainsi le loup dans la Bergerie. Nosseigneurs de la classe de Paris ont prétendu être essentiellement et uniquement la cour des Pairs. Nosseigneurs des autres classes en ont mis leur bonnet de travers; et en conséquence, parce qu'ils n'ont pas pu faire rouer le duc de Fitzjames, frère d'un Evêque janséniste leur bon ami, ils laissent au milieu de nous ces hommes qu'ils ont déclarés empoisonneurs publics, assassins, cartouchiens, sodomistes, &c. Il y a bien à tout celà de quoi rire un peu de l'esprit conséquent qui dirige toutes les démarches de ces messieurs, et de l'esprit patriotique qui les anime.
J'ai reçu une belle et grande lettre de votre ancien disciple, pleine d'une très saine et très utile philosophie. C'est bien dommage que ce Prince Philosophe ne soit pas, comme autrefois, le meilleur ami du plus aimable et du plus utile de tous les philosophes de nos jours! Que ne donnerois je point pour que cela fût!
J'oubliois vraiment un article de votre dernière lettre qui mérite bien réponse. Si vous êtes amoureux, dites vous, restez à Paris. A propos de quoi me supposez vous l'amour en tête? Je n'ai pas ce bonheur ou ce malheur là; et mes entrailles sont d'ailleurs trop faibles pour avoir besoin d'être émues par autre chose que par mon diner qui leur donne assez d'occupation pour qu'elles n'en cherchent point ailleurs. J'imagine bien qui peut vous avoir écrit cette impertinence, et à propos de quoi; mais il vaut mieux qu'on vous écrive que je suis amoureux, que si on vous mandoit des faussetés plus atroces, dont on est bien capable. On n'a voulu que me rendre ridicule, et ce ridicule là ne me fait pas grand mal. Je craindrois bien plus le ridicule de ne pas digérer. Digérer un peu et rire beaucoup, voilà a quoi je borne mes prétentions.
Mes amours prétendus me rappellent une chose charmante que j'ai lue sur l'amour propre dans ce dictionnaire du diable, que l'amour propre ressemble à l'instrument de la génération, qui nous est nécessaire, qui nous fait plaisir, mais qu'il nous faut cacher. Cette comparaison est aussi charmante que juste. L'auteur auroit pu ajouter qu'il y a cette seule différence entre l'instrument physique et le moral, que le priapisme est l'état naturel & perpétuel du second, et que dans l'autre c'est une maladie, dont frère Thiriot auroit pu nous donner autrefois des nouvelles, mais dont par malheur il est bien guéri. Adieu, mon cher philosophe, et mon illustre maitre. Mes respects à madame Denis.