Monsieur!
Depuis un an, je n'ai rien eû l'honneur de Vous envoïer, qu'une lettre vers la fin de Juin. J'espère Monsieur, que Vous l'aurez reçüe. Elle Vous conjurait, de vaincre le dégoût, qui Vous détournait de continüer l'histoire du héros de la Russie. A peine était elle partie, que j'appris, qu'on avait tenté de Vous porter Monsieur, à rétirer entièrement Vôtre 1r Tôme, et le faire réparaître sous une forme prescrite. Je sentis, que Vous aviez eû raison de Vous arrêter. Qui fait marcher son chemin aussi divinement bien que Vous Monsieur, ne souffre pas la gêne des entraves de la politique. Mais ce fût Elisabeth, qui voulût Vous l'imposer. Tout aïant changé et réchangé depuis, on a lieu d'attendre, que Vous réprendrez un ouvrage si digne de Vous.
Quelles lumières puis je Vous donner Monsieur, sur la dernière révolution russe? Nul n'a vû clair dans ce fait de ténèbres, que ceux qui l'ont dirigé. Les étrangers renvoîés de Pétersbourg, n'ont pû ou voulû comuniquer à l'autre bord de la mer, que leur étonnement, qu'un monarque sans cesse occupé à faire du bien, ait pû projetter autant de mal que nous l'annoncent les manifestes. Lui même, dit-on, averti plus d'un mois d'avance, s'est moqué de l'avis, en disant, qu'on ne conspirait point, contre qui ne maltraitait personne. Ce qui est avéré, c'est, que son héroïque Veuve, non contente d'avoir prévenu tout le mal qu'il eût pû faire, pousse et couronne tout le bien qu'il commença, et justifie, par son courage et son habileté supérieure, le choix de l'infortuné, dont la tendresse, née dès l'enfance, l'appella au partage futur, du trône qu'elle occupe maintenant, et du haut duquel elle invite, avec tant d'élégance et de libéralité, les talens de la France, à venir former l'esprit de son successeur.
Si Vôtre langue, Monsieur, a fait plus de progrès que Vos armes, c'est apparemment parce qu'elle rélève d'une compagnie de beaux-esprits, et non des tribunaux de la cour et de la fortune, come fait l'épée.
Des filles d'honneur de la cour de Russie, qui joüent Vos chefs-d'oeuvre de théâtre, ne font Monsieur, qu'une nouveauté; mais le plus illustre jeune guerrier de l'Allemagne, qui monte tout brillant d'exploits sur la Scêne, pour i réprésenter Orosmane: mais son frère, dont le coup d'essai fût la délivrance de sa patrie, qui le suit ici come à la guerre, et se révèt du nom de Nérestan, voilà Monsieur, des homages glorieux, tels qu'en mérite Vôtre adorable Melpomêne, et que ces dignes néveux et disciples de Frèdéric et Ferdinand, lui ont rendu le 14 du mois passé à Brunsvic avec magnificence, sous les ïeux de leurs augustes parens, et d'une assemblée de spectateurs choisis.
Dieu Vous préserve Monsieur de perdre la vüe! mais si ce malheur Vous arrive, je pense, que Vous entrerez plûtôt en commerce avec les anges à la façon de Milton, qu'à celle du bon-homme Tobie. Aveugle ou non, Vous saurez toujours régner sur l'admiration des clair-voïans.
Un de mes Cousins fait une fort belle collection, de portraits en Estampes des savans distingués de ce siècle. Je voudrais lui faire la galanterie d'une douzaine de pièces, réprésentant les plus beaux génies de la France et de la Suisse. Voudriez Vous bien Monsieur, me faire la grâce, de me les choisir et me les procurer? Vous devez i être deux fois, et que Me du Chatelêt n'i soit pas oubliée. Plus ces Estampes seront belles et rares, mieux ce sera. Je Vous ferai fidèlement rémettre la dépense, par la voïe que Vous m'indiquerez, et si je puis à mon tour Vous être utile en ces cantons, Vous connaissez mon empressement à Vous obéïr.
Je suis avec une considération inaltérable
Monsieur
Vôtre très humble et très obéïssante servante.
Sabine, Comtesse de Bassevitz
à Dalvitz le 3me de Mai 1763