1777-04-16, de Henri Louis Lekain à Henri Rieu.

Monsieur,

Grâce à vos bontés et aux soins que vous avez bien voulu prendre pour moi, je suis enfin en possession des œuvres du grand homme dont votre société fait les délices, et la lecture le charme de tous ceux qui savent penser; je n'ai donc plus rien à désirer que de le voir jouir encore quelques années de toute sa gloire, et de toute sa réputation; mais, hélas! je crains bien que mes vœux ne soient pas accomplis, car on m'assura à mon retour de Normandie où j'ai passé toutes mes vacances, que mr de Voltaire a couru le plus grand danger dans un évanouissement qui a duré, dit on, plus de deux heures.
Daignez, monsieur, me rassurer sur mes craintes, et m'apprendre s'il est bien vrai que la nature qui l'a si bien servi jusqu'ici, l'abandonne impitoyablement dans le plus bel instant de sa vie; un seul mot de votre part confirmera ou détruira mes craintes; car j'en crois peu tous les discours de Paris, surtout ceux qui sont dictés par la malignité.

Vous savez sans doute que Crébillon le fils a est mort, et qu'il ne reste plus rien de ce nom que la superbe tragédie de Rhadamiste. Il n'en sera pas de même de l'homme incomparable dont vous recueillerez les derniers soupirs. La révolution qu'il a fait dans tous les esprits, est le plus grand service qu'il ait pu rendre à sa patrie. Ses ouvrages dramatiques en feront les délices; mais qui pourra jamais croire qu'avec tant de talents littéraires, il ait eu une si belle âme? Car enfin, il n'est pas donné aux hommes de réunir en eux les qualités et les talents les plus éminents; j'aurai vu ce prodige et j'aurai peut-être le bonheur de le voir senti par mes compatriotes; après cela il ne faut plus rien regretter que le déplaisir de voir retomber dans la barbarie l'art des Corneille, des Racine et des Voltaire.

Adieu, monsieur, je suis avec une reconnaissance bien respectueuse

votre très humble et très obéissant serviteur

Lekain

J'ose vous supplier de présenter mes respectueuses civilités à mme Denis, et à vos dames, sans oublier mlle de Valicourt.