1777-04-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

La nature m'a joué un mauvais tour, mon très respectable philosophe.
Je combats un peu contre elle, mais je serai bientôt vaincu. Je veux que vous me promettiez pour ma consolation de daigner prendre ma place à l'académie des paroles, quoique vous soiez le soutien de l'académie des choses, et d'être reçu par Mr D'Alembert. J'irai me présenter là haut, ou là bas, ou nulle part, avec plus de confiance.

J'ai lu vôtre Cassini, et vôtre Lesueur. C'est dans vôtre académie qu'il faudra poser vôtre buste, sans attendre la triste coutume de ne paier à un grand homme ce qu'on lui doit que quand il n'est plus.

On m'a envoié six volumes de la philosophie de la nature qu'on met sous le nom d'Helvétius, et dont le véritable auteur est en prison au Châtelet, en attendant qu'il subisse le bannissement perpétuel auquel ces polissons l'ont condamné. Je ne sçais si le livre méritait un tel honneur, mais il ne méritait pas une telle barbarie. Le fanatisme est donc plus violent que jamais dans Paris, et l'on verra toujours dans cette ville des marionettes d'un côté et des auto da fé de l'autre. J'ai bien fait d'aller mourir sur les frontières de la Suisse. Il y a plus de philosophie chez les ours de Berne que chez les papillons de Paris, et sans vous et sans vos amis, je ne vois pas qu'il fût possible à un honnête homme de demeurer dans vôtre capitale.

Adieu belle âme et grand génie, faites donc vite connaître tout Blaise, et daignez dire un mot de moi à l'autre respectable philosophe Monsieur T**.