Aux Délices, 27 décembre [1758]
Il est vrai, madame, qu'un jour, en me promenant dans les tristes campagnes de Berne avec un illustrissime et excellentissime avoyer de la république, on avait aposté le graveur de cette république, qui me dessina.
Mais comme les armes de nos seigneurs sont un ours, il ne crut pas pouvoir mieux faire que de me donner la figure de cet animal. Il me dessina ours, me grava ours. Comment ce beau chef d'œuvre est il tombé entre vos belles mains? Pour vous, madame, quand on vous grave, c'est sur les grâces, c'est sur Minerve, qu'on prend modèle.
Je suis très touché de la mort de Formont, car je ne me suis point endurci le cœur entre les Alpes et le mont Jura.
Je l'aimais, tout paresseux qu'il était. Pour moi, j'achève le peu de jours qui me restent, dans une retraite heureuse. Je rends le pain bénit dans mes paroisses, je laboure mes champs avec la nouvelle charrue, je bâtis, nel gusto italiano; je plante sans espérer de voir l'ombrage de mes arbres, et je n'ai trouvé de félicité que dans ce train de vie. Je vous avoue que je trouve l'acharnement contre Helvétius aussi ridicule que celui avec lequel on poursuivit le peuple de dieu de ce père Berruyer. Il n'y a qu'à ne rien dire. Les livres ne font ni bien ni mal. Cinq ou six cents oisifs, parmi vingt millions d'hommes, les lisent et les oublient. Vanité des vanités, et tout n'est que vanité. Quand on a le sang un peu allumé, et qu'on est de loisir, on a la rage d'écrire. Quelques prêtres atrabilaires, quelques clercs ont la rage de censurer. On se moque de tout cela dans la vieillesse, et on vit pour soi. J'avoue que les fatras de ce siècle sont bien lourds. Tout nous dit que le siècle de Louis XIV était un étrange siècle. Vous, madame, qui êtes l'honneur du nôtre, conservez vos bontés pour l'habitant des Alpes qui connaît tout votre mérite, et qui est au nombre des étrangers vos admirateurs.
Mille amitiés, je vous en prie, à m. du Bocage.
Mes nièces et moi nous baisons humblement les feuilles de vos lauriers.