Des trois raisons qui Vous ont empêché de me répondre, la première et la seconde sont une suite des Loix de la Nature, mais la troisième est un éffet de la méchanceté des hommes, qui me les feroient haïr, si par bonheur pour l'humanité, il n'y avoit encore des êmes vertueuses en faveur desquelles on fait grâce à l'espèce.
Mais qu'elle cruelle méchanceté de persécuter un vieillard et de prendre plaisir à pouvoir empoisonner les derniers jours de sa vie! Cela fait horreur et me révolte de telle sorte contre les bourreaux tonsurés qui vous persécutent, que je les exterminerois de la face de la terre si j'en avois le pouvoir. Le pauvre Morival, qui jeune encore, a essuié leurs persécutions, en a eu le coeur si navré et principalement de l'inhumanité de ses Parents, qu'il a été ces jours passés attaqué d'un coup d'apopléxie; on espère cependant qu'il s'en remettra. C'est un bon et honnête garçon qui mérite qu'on lui veuille du bien, par son application, et le désir qu'il a de bien faire. Je suis persuadé que Vous compatiréz à sa situation. Ceux qui vous ont parlé du Gouvernement françois, ont, ce me semble, un peu éxagéré les choses. J'ai eu occasion de me mettre au fait des revenus et des dettes de ce Royaume. Ces dettes sont énormes, les ressources épuisées et les impôts multipliés d'une manière excessive. Le seul moyen de diminuer avec le tems le fardeau de ces dettes, seroit de resserrer les dépenses et d'en retrancher tout le superflu. C'est à quoi on ne parviendra jamais; car aulieu de dire, j'ai tant de revenus, j'en peux dépenser autant, on dit, il me faut autant: Trouvés ces ressources.
Une grosse saignée faite à ces faquins tonsurés, pourroit procurer quelque ressource, cependant cela ne seroit pas suffisant pour éteindre en peu les dettes, et procurer au Peuple les soulagements dont il a le plus grand besoin. Cette situation fâcheuse, a sa source dans les Gouvernements précédents, qui ont contracté des dettes et ne les ont jamais acquitées. Aprésent la masse en est si énorme, qu'il ne reste plus qu'une banqueroute [pour] s'en libérer. Si la Guerre s'allume avec l'Angleterre, ce qui paroit inévitable, il faudra des fonds pour la soutenir, l'impossibilité d'en trouver, fera qu'on suspendra le payement du Dividende, et voilà quarante mille familles aumoins d'écrasées dans le Royaume. Comptez qu'il ne reste d'autre moyen au Gouvernement d'éviter une Catastrophe aussi cruelle, qu'en faisant une banqueroute réfléchie; s'entend de réduire le Dividende et le Capital à la moitié de sa valeur. Vous me demandez si j'approuve ce parti? Non certainement pas, si j'en voyois un meilleur. Toutefois en éxaminant bien les conjonctures présentes, c'est le meilleur, comme dit le Proverbe, de deux maux, il faut choisir le moindre. C'est ce dérangement des finances qui influe maintenant sur toutes les branches du Gouvernement; il a arrêté les sages projets de Mr de Saint Germain qui ne sont éxécutés pas même à demi; il empêche le Ministère de reprendre cet ascendant dans les affaires de l'Europe, dont la France étoit en possession depuis Henri IV. Enfin, pour ce qui est de vôtre Parlement, en qualité de penseur, j'ai condamné son rappel, parce qu'il étoit contraire aux principes de la Dialectique et du bon sens. Tenez voilà comme on découvre et comme on voit les fautes des autres, tandis que l'on est aveugle sur ses propres défauts. Je ferois bien mieux de régler mes actions, et de m'empêcher de faire des folies, que de disséquer les ressorts qui meuvent les grandes Monarchies. Vous me parlez d'un Auteur allemand qui se mêle aussi de diriger la politique Europeane. Je puis vous assurer que c'est un rêve creu qui règle des partages, à l'instar de ceux qui se firent en Pologne. Ce grand homme ignore que ces sortes de partages sont rares et ne se répètent jamais durant la vie des mêmes hom[mes]. Le peu de vérités qu'il y a dans les assertions de ce grand politique, se réduisont à la possib[ilité] de nouveaux troubles qui s'élèvent en Crimée entre la Russie et la Porte, et à l'envie démesurée de l'Empereur de s'agrandir vers Adrianople. Ce Prince est jeune et ambitie[ux], mes soixante cinq ans passés doivent mettre mes intentions hors de soupçon; ai-je le tems [encore] de faire des projets? Je vous envoye ci-joint aulieu de mauvais vers que j'aurois pû faire [un] choix des meilleures pièces de Chaulieu et de Madame Deshoulières, que j'ai fait imprimer [à mon] usage et à celui de mes amis. Pour en revenir au divin Patriarche des [incrédules], je crois qu'il fera bien de tromper ses Ennemis; leur intention est de le chagriner. Il ne doit leur opposer que de l'indifférence et du mépris, et s'il se voit obligé de se retirer en Suisse, il pourra les régaler de ce Païs libre, d'une pièce qui démasquera leur turpitude et leur scélératesse. Que la Nature conserve divus Volterus et que j'aye encore longtems la satisfaction de recevoir de ses nouvelles! Vale.
Federic
Potsdam ce 26ème de Mars 1777
Vous me prendréz pour un vieux fol politique en lisant ma Lettre, je ne sai coment je me suis avisé de me constituér ministre du Très Crétien Roÿ des Welches.