1776-11-07, de Claude de Loynes d'Autroche à Voltaire [François Marie Arouet].

Epitre sur la destruction des impôts indirects et des financiers dans le païs

De Gex

Il est donc vrai, divin Voltaire,
Tu ne vois plus devant tes yeux
Ces insectes vils, odieux,
Que d'une haleine meurtrière
Colbert multiplia jadis,
Et dont la déchirante Serre
Jusques dans le sein de la Terre
Brise la Tige des épis!
Cette plaie, hélas plus cruelle
Que toutes celles qu'autrefois
On vit sur l'Egipte rebelle
Moïse répandre à son choix;
Ce fléau de tous les empires
Par qui le monde est gangrené.
Ce vorace essaim de Vampires
N'infeste plus l'heureux Ferney!
Et la Liberté rétablie
Dans ton asile fortuné,
Des mains de la philosophie
A senti son front couronné;
Et de tes campagnes superbes
Doublant tous les trésors divers,
Peut se reposer sur des gerbes,
Ou danser sous les pampres verds
Gex ne craint donc plus qu'on ravisse
Ses laboureurs à leurs sillons,
Qu'on les plonge dans des prisons
Ou qu'on les conduise au supplice
Pour n'avoir pas payé dix fois
Au delà du prix véritable
Ce minéral indispensable
Dont pour tous les humains sans choix
Et Phébus et le dieu de l'onde
Font un don si gratuit au Monde!
L'homme est donc libre autour de toi
Et désormais prenant pour loi
L'amour et la reconnoissance
Peut sans redouter la finance
Boire à la Santé de son roi.
Ah! voilà le destin prospère
Que ce ministre populaire
Ce grand homme, émule accompli
De Suger, d'Amboise et Sully
Préparoit à la France entière.
Vous auriez disparu bientôt
Barrières sombres et serviles,
Qui semblez conduire plutôt
Dans des prisons que dans les Villes.
Gardiens affreux de ces détroits,
Pires que celui de Sicile,
Monstres plus cruels milles fois
Que l'on ne peint Charybde ou Scylle,
C'étoit fait de vous à jamais;
Sans craindre votre griffe horrible
Tout passant auroit désormais
Poursuivit sa route paisible.
Nous allions voir, quel heureux sort!
Briller ces jours d'un âge d'or
Où L'ordre, enfant de la Nature,
Balançant tous les intérêts,
Des Droits du maître, et des sujets,
Devoit poser la borne sûre;
Et de ses pacifiques mains
Tarissant la source des guerres
N'auroit fait des tous les humains
Qu'un peuple d'amis et de frères.
Mais combien les tems sont changés!
Après l'Aurore lumineuse
Qui faisoit fuir les préjugés,
Dans la Nuit la plus ténébreuse
Hélas! nous voilà replongés,
Tu viens, ô malheureuse France,
De perdre ton unique appui;
Et le bonheur de l'espérance
T'est même interdit aujourd'hui.
Ce grand Ministre, en qui réside
Et la Sagesse de Platon,
Et l'intégrité d'Aristide,
Et la fermeté de Caton;
Dans ce Siècle infâme et de boue
Ce coeur d'or et de diamant,
Cet homme, qu'assez dignement
Il est impossible qu'on loue
Turgot, hélas, nous est ravi!
Ennemis de cette doctrine
Par qui tout mal est poursuivi,
Les Scélérats pour sa ruîne
Se sont réunis à l'envi.
Un Sénat lâche auprès du Maître
Effrontément l'a décrié:
Un autre corps, plus vil peut être,
Aussi méchant, et non moins traître
En secret l'a calomnié.
Vive émeute, sourde manoeuvre,
Or à pleines mains répandu,
Piège avec adresse tendu
Il n'est rien qu'on n'ait mis en oeuvre.
Tous les flots de l'iniquité
Dans cette mer tumultueuse
De la Cour la plus orageuse
L'ont assailli de tout côté.
O de cette tempête affreuse
Victime illustre et courageuse,
Turgot, du faite des honneurs
Tu tombes sans changer de face;
Ainsi qu'elle usa des grandeurs
Ta vertu soutient la disgrâce.
Les méchants ont pu te priver
De ton pouvoir et de ta place;
Mais ils ne sauroient t'enlever
Ta constante philosophie,
Les regrets des coeurs vertueux,
Ny les larmes de ta patrie
Ny les respects de nos Neveux.
Vainement pour donner le change
A tous les siècles à venir
Aujourd'hui l'on détruit et change
Le bien que tu sçûs établir.
Oui, c'est en vain qu'à la Mémoire
On voudroit dérober ces loix
Qui de Louis faisoient la glore,
Et l'égaloient aux plus grands Rois.
Fière de ce dépôt auguste,
A le tramsmettre à l'univers
L'histoire véridique et juste
Mettra tous ses soins les plus chers.
Toujours avec reconnoissance,
La sensible Postérité
Relira dans sa complaisance
Ces monuments d'humanité
En faveur de la Liberté
Rédigés par la bienfaisance.
Et consacrera son encens
A ce Ministre incomparable,
Qui défenseur des droits puissans
De la Raison si respectable,
En dépit de tout préjugé
L'a fait parler d'un ton si tendre;
Et qui le premier a jugé
Le peuple digne de l'entendre.
Déjà ta voix en son honneur
S'est élevée avec courage;
De la vertu noble prôneur,
Voltaire, à cet homme, à ce sage
Pour offrir un public hommage
Tu n'as consulté que ton coeur.
Poursuis; quelle illustre matière
Pour un poëte Citoyen!
La cause de l'homme de bien
Est celle de la France entière.
Des brigands et des scélérats
Confonds la malice impudente;
Et de la doctrine importante
Dont dépend le sort des états
Rends l'évidence triomphante.
Venge ces sages écrivains
Qu'un lâche et cruel ostracisme
Ose à la face des humains
Punir de leur patriotisme.
Apôtre de la Vérité
Il t'appartient de la répandre;
La malheureuse humanité
N'a plus que toi pour la défendre.

Tels sont, Monsieur, les voeux d'un citoien pénétré de zèle pour la prospérité de son païs et le succès d'une doctrine qui seule peut la procurer et l'établir. Il est réservé sans doute au plus grand écrivain de la France de faire triompher la plus utile des connoissances, et d'illustrer le plus grand Ministre peut être de la Monarchie enlevé par la cabale des méchants aux besoins de l'état, et aux désirs de tous les de tous les honnêtes gens. La part que vous avez prise à sa disgrâce me persuade que vous ne verrez point sans intérêt une fable relative à cet événement si funeste pour la France et voilà ce qui me détermine à vous l'envoier. Que n'ai-je une partie de vos talents pour joindre dignement ma voix à la vôtre en l'honneur de ce nouveau Sully à qui il n'a manqué qu'un Henri quatre. Mais il est plus aisé de vous admirer que de vous imiter. C'est ce que j'éprouve tous les jours et ce qui m'est commun avec tous les littérateurs de notre Siècle. Je me borne donc en ce moment à vous présenter de nouveau tous mes hommages, et tous les sentimens d'estime, de vénération et de respect que j'ai eu le bonheur de vous offrir à Ferney, il y a quelques années, et avec les quels je suis et serai toujours

Monsieur

Votre très humble et très

obéissant serviteur

D'Autroche de la Société d'agriculture d'Orléans