à Ferney, 1er de 9bre [1776]
Quatre-vingt-deux ans, monsieur, environ quatre-vingt-deux maladies, quatre-vingt-deux, et plus, de maisons bâties dans un cloaque voisin d'une ville où je crois que vous êtes né, plus de quatre-vingt-deux injures à moi dites par de bons chrétiens dans des écrits auxquels on est tenté de répondre, et auxquels il ne faut pas répondre, plus de quatre-vingt-deux petites affaires domestiques: tout cela, monsieur, a retardé la réponse que je vous dois depuis environ quinze jours:
J'ai lu avec bien de l'attention votre Coriolan. C'est un ouvrage bien pensé et bien écrit d'un bout à l'autre. Il mérite l'estime de tous les honnêtes gens qui sentent toutes les difficultés, et le mérite de les avoir vaincues. Je ne crois pas qu'il soit possible de tirer une tragédie entière d'un sujet qui n'a qu'une scène, et d'y mieux réussir. Les gens de l'art surtout démêlent cet extrême mérite, quand ils sont justes. Bérénice, dans laquelle il n'y avait qu'un mot à dire, invitus, invitam, était bien plus aisée à traiter, parce que l'amour est une source inépuisable, et parce que le spectacle est toujours rempli de quinze cents personnes qui aiment ou qui ont aimé, et que parmi ces quinze cents spectateurs, il n'y a pas un ancien Romain.
Vous avez dans votre Coriolan, comme dans votre Royaume en interdit, bien des traits qui décèlent une philosophie profonde et hardie. Je me flatte que je trouverai cette philosophie dans votre essai sur le progrès des arts. Je me doute bien que vous n'avez pas un privilège en chancellerie; je vous en félicite vous et vos lecteurs. Je n'aime pas plus les maîtrises et les jurandes que m. Turgot: je ne crois pas qu'on doive faire viser son esprit par un censeur royal, et que les pensées aient besoin de cire jaune.
Ne doutez pas, monsieur, des sentiments &a.
Le vieux Malade de Ferney