à Ferney 4e 8bre 1776
Monsieur,
Si j'avais soupçonné que les Colons de Ferney demandassent une injustice, en implorant les grâces du Roi, je n'aurais jamais sollicité vôtre protection pour eux.
Je sçais trop qu'il ne vous faut demander que des choses justes. Je vous suplie de pardonner à la compassion qu'ils m'inspirent, si je vous ai présenté leur requête. Ce sont pour la pluspart des Genevois, des Suisses, des Savoyards qui travaillaient autrefois à Genêve. Ils y étaient sur le pied d'habitants; ils se déclarèrent pour les loix que proposait l'ambassadeur de France, et que les bourgeois rejettèrent en 1768. Les bourgeois prirent les armes contre eux et en tuèrent quelques uns. Plusieurs familles furent obligées de sortir de la ville. Réfugiées à Ferney je leur procurai quelques secours; elles s'y établirent. Le Roi daigna les protèger et leur permettre de travailler avec les mêmes encouragements qu'elles avaient à Genêve avant les troubles. Peu à peu la Colonie grossit, et elle composait il y a trois mois une petite ville d'environ Douze cent âmes.
Vous savez, Monsieur, que sur une frontière des artistes étrangers ne sont pas aisés à retenir, et qu'ils vont en foule porter ailleurs leur industrie, dès qu'ils craignent de n'être pas favorisés. J'ai perdu les deux dernières semaines près de deux cents ouvriers, et je crains de les perdre tous.
C'est dans ces circonstances que j'ai eu recours à vos bontés. Je ne demandais pour eux que la confirmation de la grâce dont ils ont joui pendant plusieurs années. Ils offraient même de payer à l'état pour leurs ouvrages, un impôt qu'ils n'ont jamais paié. Ils offraient de paier vingt sous par montre en travaillant au même tître que Genêve.
Les genevois paient au Roi un écu; et si la Colonie de Ferney était encouragée, il est clair que les vingt sous de Ferney produiraient à la longue une somme plus forte que les écus de Genêve, puisque les genevois ne paient que pour une très petite partie de leurs montres vendues en France, et que les Colons de Ferney paieraient pour toutes les montres qu'ils fourniraient aux païs étrangers.
Je me flattais donc, Monsieur, de demander nonseulement une chose juste, mais utile. Si vous la jugez telle en la considérant sous ce point de vue, j'ose encor vous suplier de la favoriser.
Je ne vous parle point des dépenses immenses que j'ai faittes pour établir cette Colonie, sans y avoir d'autre intérêt que celui de plaire à ces âmes faittes comme la vôtre. Pour peu que vous voulussiez favoriser d'un mot cet établissement naissant auprès de Monsieur le controlleur général, vous le sauveriez de la ruine dont il est menacé. Vous feriez à la fois le bien d'un petit païs soumis à vôtre administration, et le bien de tout l'état, et par ce double bienfait vous satisferiez la plus chère de vos inclinations.
Je vous suplie de me faire savoir si vous me permettez de vous adresser une autre requête, conçue sur les idées que je viens de vous présenter.
J'ai l'honneur d'être avec respect
Monsieur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
J'aprends, Monsieur, par Monsieur Fabri, que Monsieur D'Espagnac, gouverneur des invalides, veut nous envoier un nombre de soldats capable d'établir un corps de garde. Celà sera utile en cas que la Colonie subsiste; et c'est un nouvel objet de vôtre protection.