18 mai [1776]
Monseigneur,
Je vous avoue que je suis bien étonné.
J'avais cru jusqu'ici que votre altesse sérénissime se bornait à estimer, à protéger ceux qui donnent d'utiles conseils aux princes. Je viens de lire un petit écrit dans lequel un prince souverain les instruit de leurs devoirs avec autant de noblesse d'âme qu'il les remplit. Celui qui disait autrefois que pour former un bon gouvernement il fallait que les philosophes fussent souverains ou que les souverains fussent philosophes, avaient bien raison. Vous voilà philosophe, et si je n'étais pas si vieux je viendrais me mettre aux pieds de votre philosophe sérénissime. Les seigneurs Cattes vos prédécesseurs, ceux qui battirent Varus, ceux qui bravèrent si longtemps Charlemagne n'auraient jamais écrit ce que je viens de lire. Le siècle où nous sommes sera célèbre par ce progrès des connaissances morales qui ont parlé aux hommes du haut des trônes, et qui ont inspiré des ministres.
Votre altesse sérénissime sait peut-être déjà que la France vient de perdre les secours de deux ministres philosophes qui pratiquaient toutes les leçons qu'on trouve dans ce petit écrit qui m'a tant surpris. L'un est m. Turgot qui, en moins de deux ans, avait gagné les suffrages de toute l'Europe; l'autre est m. de Lamoignon, digne héritier d'un nom cher à la France. Ils se sont démis du ministère le même jour, et on pleure leur retraite.
Je ne sais point encore dans mes déserts quel philosophe prendra leur place, et aura la charité de nous gouverner. La sagesse d'aujourd'hui apprend non seulement à faire du bien, mais à voir d'un œil égal les places où l'on peut faire ce bien, et le repos dans lequel on ne cultive la vertu qu'avec ses amis.
Je ne doute pas, monseigneur, que vous n'adoucissez le poids du gouvernement par les douceurs de l'amitié. Heureux les peuples qui vous sont soumis! heureux les hommes privilégiés qui vous approchent!
Je suis avec un profond respect,
monseigneur,
de votre altesse sérénissime, &c.