A Ferney, le 7 avril 1764
Monseigneur,
Si je suivais les mouvements de mon cœur, j'importunerais plus souvent de mes lettres votre altesse sérénissime; mais que peut un pauvre solitaire, malade, vieux & mourant, inutile au monde & à lui même?
Votre altesse sérénissime me parle de tragédies; donnez moi de la jeunesse & de la santé, & je vous promets alors deux tragédies par an; je viendrai moi même les jouer à Cassel, car j'étais autrefois un assez bon acteur. Rajeunissez aussi mademoiselle Gaussin qui n'a rien à faire, & qui sera fort aise de recevoir de vous cette petite faveur. Nous nous mettrons tous deux à la tête de votre troupe, & nous tâcherons de vous amuser; mais j'ai bien peur d'aller bientôt faire des tragédies dans l'autre monde; pour peu que Belzébuth aime le théâtre, je serai son homme. Les dévots disent en effet que le théâtre est une œuvre du démon: si cela est, le démon est fort aimable, car de tous les plaisirs de l'âme, je tiens que le premier est une tragédie bien jouée.
J'envie le sort d'un génevois qui va faire sa cour à votre altesse sérénissime. Il est bien heureux, mais il est digne de l'être; c'est un homme plein d'esprit & de sagesse. La liberté génevoise est une belle chose, mais l'honneur de vous approcher vaut encore mieux.
Je songe, monseigneur, que pour perfectionner votre troupe, vous pourriez prendre, au lieu des chapons d'Italie que vous n'aimez point, quelques uns de nos jésuites réformés; ils passaient pour être les meilleurs comédiens du monde; je crois qu'on les aurait actuellement à fort bon marché.
Pardonnez à un vieillard presque aveugle de ne vous point écrire de sa main.
Je suis, &c.
Voltaire