2 mai 1776
J'ai été si excédé, mon cher ami, de mes Lettres ingénieuses & galantes que je n'ai jamais écrites, & de tant d'autres fadaises à moi imputées, qu'il faut me pardonner si je prends le parti de tout cardinal, ou de tout pape à qui on joue de pareils tours.
Il y a longtemps que je fus indigné de ce testament politique si frauduleusement produit sous le nom du cardinal de Richelieu. Pouvait on supposer des conseils politiques d'un premier ministre qui ne parlait à son roi, ni de la reine qui était dans une situation si équivoque, ni de son frère qui avait si souvent conspiré contre lui, ni du dauphin sons fils dont l'éducation était si importante, ni de ses ennemis contre lesquels il y avait tant de mesures à prendre, ni des protestants du royaume auxquels ce même roi avait tant fait la guerre, ni de ses armées, ni de ses négociations, ni d'aucun de ses généraux, ni d'aucun de ses ambassadeurs? Il y avait de la démence & de l'imbécillité à croire cette rapsodie écrite par un ministre d'état.
Chaque page décelait la fraude la plus mal ourdie; cependant le nom du cardinal de Richelieu en imposa pendant quelque temps; & quelques beaux esprits même prônèrent comme des oracles les énormes bévues dont le livre fourmille. C'est ainsi que tout erreur se perpétuerait d'un bout du monde à l'autre, s'il ne se trouvait quelque bonne âme qui eût assez de hardiesse pour l'arrêter en chemin.
Nous avons eu depuis les testaments du duc de Lorraine, de Colbert, de Louvois, d'Albéroni, du maréchal de Bellisle, de Mandrin. Parmi tant de héros je n'ose me placer; mais vous savez que l'avocat Marchand a fait mon testament, dans lequel il a eu la discrétion de ne pas même insérer un legs pour lui.
Vous avez vu les lettres de la reine Christine, de Ninon, de madame de Pompadour, de mademoiselle Tron à son amant le révérend père de la Chaize, confesseur de Louis XIV. Voici donc aujourd'hui les Lettres du pape Ganganelli. Elles sont en français quoiqu'il n'ait jamais écrit en cette langue. Il faut que Ganganelli ait eu incognito le don des langues dans le cours de sa vie. Ces lettres sont entièrement dans le goût français. Les expressions, les tours, les pensées, les mots à la mode, tout est français. Elles ont été imprimées en France; l'éditeur est un Français né auprès de Tours, qui a pris un nom en J, & qui a déjà publié des ouvrages français sous des noms supposés.
Si cet éditeur avait traduit de véritables lettres du pape Clément XIV en français, il aurait déposé les originaux dans quelque bibliothèque publique. On est en droit de lui dire ce qu'on dit autrefois à l'abbé Nodot, 'Montrez nous votre manuscrit de Pétrone trouvé à Bellegrade, ou consentez à n'être cru de personne. Il est aussi faux que vous ayez entre les mains la véritable satire de Pétrone qu'il est faux que cette ancienne satire fût l'ouvrage d'un consul, & le tableau de la conduite de Néron. Cessez de vouloir tromper les savants. On ne trompe que le peuple.'
Quand on donna la comédie de l'Ecossaise sous le nom de Guillaume Vadé, & de Jérôme Carré, le public sentit tout d'un coup la plaisanterie, & n'exigea pas des preuves juridiques. Mais quand on compromet le nom d'un pape dont la cendre est encore chaude, il faut se mettre au dessus de tout soupçon; il faut montrer à tout le sacré collège les lettres signées Ganganelli; il faut les déposer dans la bibliothèque du Vatican, avec les attestations de tous ceux qui auront reconnu l'écriture. Sans quoi, on est reconnu par toute l'Europe pour un homme qui a osé prendre le nom d'un pape afin de vendre un livre. Reus est quia filium dei se fecit.
Pour moi, j'avoue que quand on me montrerait ces mêmes lettres munies d'attestations, je ne les croirais pas plus de Ganganelli que je ne crois les lettres de Pilate à Tibère écrites en effet par Pilate.
Et pourquoi suis je si incrédule sur ces lettres? C'est que je les ai lues; c'est que j'ai reconnu la supposition à chaque page. J'ai été assez intimement lié avec le Vénitien Algarotti pour savoir qu'il n'eut jamais la moindre correspondance, ni avec le cordelier Ganganelli, ni avec le consulteur Ganganelli, ni avec le cardinal Ganganelli, ni avec le pape Ganganelli. Les petits conseils donnés amicalement à cet Algarotti & à moi n'ont jamais été donnés par ce bon moine devenu bon pape.
Il est impossible que Ganganelli ait écrit à mr Stuard, Ecossais, Mon cher Monsieur, je suis sincèrement attaché à la nation anglaise. J'ai une passion décidée pour vos grands poètes.
Que dites vous d'un Italien qui avoue à un homme d'Ecosse, qu'il a une passion décidée pour les vers anglais, & qui ne sait pas un mot d'anglais?
L'éditeur va plus loin, il fait dire à son savant Ganganelli, Je fais quelquefois des visites nocturnes à Newton, dans ce tems où toute la nature est endormie, je veille pour le lire & pour l'admirer. Personne ne réunit comme lui la science & la simplicité; c'est le caractère du génie qui ne connait ni la bouffissure, ni l'ostentation.
Vous voiez comment l'éditeur se met à la place de son pape: et quelle étrange louange il donne à Neuton. Il feint de l'avoir lu et il en parle comme d'un savant bénédictin qui a lu les pères et qui cependant est modeste. Voilà un plaisant éloge du plus grand mathématicien qui ait jamais été.
Dans cette même lettre il prend Berkeley évêque de Cloine pour un de ceux qui ont écrit contre la relligion chrétienne, il le met dans le rang de Spinosa et de Baile. Il ne sait pas que Berkeley a été un des plus profonds écrivains qui aient deffendu le christianisme. Il ne sait pas que Spinosa n'en a jamais dit un seul mot et que ce n'est pas contre le christianisme que Baile a écrit, mais contre ces ergoteurs qui ont défiguré pendant plus de seize cent années la relligion par leurs sillogismes.
Dans une lettre à un abbé Lami il fait dire à à son prête nom Ganganelli, que L'âme est la plus grande merveille de l'univers selon les paroles du Dante. Un pape ou un cordelier pourait à toutte force citer le Dante afin de paraitre homme de lettres, mais il ny a pas un vers de cet étrange poète le Dante qui dise ce qu'on lui attribue icy.
Dans une autre lettre à une dame vénitienne Ganganelli s'amuse à réfuter Loke. C'est à dire que Monsieur L'éditeur très supérieur à Loke se donne le plaisir de le censurer sous le nom d'un pape.
Dans une lettre au cardinal Querini, Monsieur l'éditeur s'exprime ainsi, votre Eminence qui aime beaucoup les Français leur aura sûrement pardonné leurs gentilesses quoique ce soit au détriment de la dignité. Il ny a pas de mal que dans tous les siècles pris collectivement il y ait des étincelles, des flammes, des lis, des bluets, des pluies, des rosées, des fleuves, des ruissaux. Cela peint parfaitement la nature et pour bien juger de l'univers et des temps, il faut réunir les différents points de vue et n'en faire qu'un seul optique.
De bonne foy croiez vous que le pape ait écrit ce fatras en français contre les Français?
C'est une chose plaisante que notre éditeur dans la lettre cent onzième au cardinal Cavalchini, la quelle il prétend écrite par Ganganelli devenu récemment cardinal luy fasse dire, nous ne sommes pas cardinaux pour en imposer par notre faste, mais pour être colonnes du saint siège. Tout jusqu' à notre habit rouge nous rapelle que jusqu' à l'effusion de notre sang nous devons tout emploier pour venir au secours de la relligion. Quand je vois le cardinal de Tournon voter aux extrêmitez du monde pour y faire prêcher la vérité sans aucune altération, ce magnifique exemple m'enflamme, et je suis prest à tout entreprendre. Ne semble-t'il pas par ce passage qu'un cardinal de Tournon quitte les délices de Rome en 1706 pour aller prêcher l'empereur de la Chine et pour être martirizé? Le fait est qu'un pauvre Savoiard nommé Maillard élevé à Rome dans le collège de la propagande fut envoié à la Chine en 1706 par le pape Clement onze pour rendre compte à la congrégation de la propagande de la dispute des jacobins et des jesuites sur deux mots de la langue chinoise. Maillard prit le nom de Tournon. Il eut bientôt des lettres de vicaire apostolique en Chine. Dès qu'il fut vicaire apôtre, il crut en savoir plus que l'empereur Camhi. Il manda au pape Clement II que l'empereur et les jesuites étaient des hérétiques. L'empereur se contenta de le faire conduire en prison à Macao. On a écrit que les jesuites l'empoisonèrent, mais avant que le poison eût opéré il eut dit on le crédit d'obtenir une barette du pape. Les Chinois ne savent guères ce que c'est qu'une barette. Maillard mourut dès que sa barette fut arrivée. Voilà l'histoire fidèle de cette facétie. L'éditeur suppose que Ganganelli était assez ignorant pour n'en rien savoir.
Enfin, le faussaire qui a donné ses Lettres sous le nom du Pape Ganganelli, pousse son absurde insolence jusqu'à dire dans sa Lettre 58ème à un Bailli de la République de St Marin:
'Je ne vous enverrai point le livre que vous vouliez avoir. C'est une production tout à fait informe, mal traduite du français, et qui pululle d'erreurs contre la morale et contre le dogme. On n'y parle que d'humanité, car c'est aujourd'hui le beau mot qu'on a finement substitué à celui de charité, parce que l'humanité n'est qu'une vertu payenne. La philosophie moderne ne veut plus de ce qui tient à la religion chrétienne.'
Vous remarquerez soigneusement que si notre faussaire craint le mot d'humanité le roy très chrétien s'en sert hardiment dans son édit du 12 avril 1776, par lequel il fait distribuer gratis des remêdes à tous les malades de son roiaume. L'édit commence ainsi, Sa Majesté voulant désormais pour le bien de l'humanité etca.
Il est donc clair que Monsieur le faussaire s'est étrangement mépris, et c'est ce qui arrive à tous ces messieurs qui donnent impudemment leurs productions sous des noms respectables. C'est l'écueil où ont échoué tous les feseurs de testaments. C'est à quoi l'on reconnut Boisguilbert qui osa imprimer sa dixme roiale sous le nom du Maréchal de Vauban, et les auteurs des mémoires de Vordac, de Montbrun, de Pontis, et de dant d'autres. Le faussaire est je crois assez démasqué. S'il s'est fait pape, je l'ay déposé solennellement, il peut m'excommunier tant qu'il voudra. Je brave les foudres de son Vatican. S'il s'avise de me répondre par des calomnies dont ses confrères sont assez prodigues, je l'avertis que je le connais mieux qu'il ne pense. Je sçais que l'auteur de la vie de Ganganelli est l'auteur de la vie de Madame de Pompadour. Je sçais la vie de ce Monsieur l'éditeur, le nom Italien dont il s'est décoré, les goûts de L'abbé Desfontaines qu'il a étalés en Hollande, et je l'attends au premier mensonge imprimé de sa façon, pour le renvoier du cabinet de Ganganelli aux messieurs qui assiégèrent autrefois la maison de Loth vers le lac asphaltide.