1er juillet 1775
Quoi! mon cher ange, je ne vous avais point envoyé de diatribe! Pardonnez à un malade octogénaire qui ne sait plus ce qu'il fait.
M. de Chabanon me console et me fait un plaisir extrême, car il me parle toujours de vous. Il dit que vous avez marié un très estimable neveu à une femme charmante, et que vous êtes aussi heureux que vous pouvez l'être. Pour moi je suis heureux de votre bonheur, c'est la seule façon dont je puisse l'être avec ma détestable santé.
Au reste cette Diatribe n'est qu'une plaisanterie, où je suis bien honteux de m'être égayé sur une chose aussi sérieuse, depuis que j'ai lu des lettres de m. Turgot sur le même sujet. Ah! mon cher ange, ce m. Turgot là est un homme bien supérieur et s'il ne fait pas de la France le royaume le plus florissant de la terre, je serai bien attrapé. J'ai la plus grande envie de vivre pour voir les fruits de son ministère. Je suis encore tout ému de ces lettres que j'ai lues. Je ne connais rien de si profond ni de si fin, de si sage et de si éloigné des idées communes.
Vous avez dû recevoir une lettre d'un goût différent que m. Luchet vous a écrite. Son génie ne me paraît pas de la trempe de celui de m. Turgot, et je plaindrais un royaume s'il était gouverné par un Luchet. Sa femme même ne pourrait lui servir de premier ministre. La folie de l'une est gaie, la folie de l'autre est sérieuse. Leurs créanciers ne tireront pas un sou de ces deux folies là. Tous deux ont quitté Ferney. Je suis actuellement entre Chabanon et l'abbé Morellet, deux hommes également faits pour vous plaire. Figurez vous que nous attendons Le Gros qui vient jouer Orphée dans notre tripot auprès de Genêve. J'ai bien peur de n'être pas en état de voir cet opéra; mais je ne regretterai jamais Orphée autant que je vous regrette.
Il faut encore que je vous dise un petit mot sur la grâce que vous prétendez que je dois absolument obtenir pour mon jeune étranger. Non, mon cher ange, non, jamais je ne souffrirai qu'on fasse grâce à qui n'est point coupable. Tout ce qu'on peut demander, c'est qu'on fasse grâce aux juges.
Que je voudrais vous embrasser, vous parler de tout cela, vous consulter, vous contredire! Mais je ne puis que vous aimer avec une passion malheureuse qui ne finira qu'avec ma vie.