1775-04-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Mon cher ami, j'étais bien en peine.
Monsieur De Vaisne m'annonçait par sa Lettre que je reçus le 17, vôtre Menzicof qui devait arriver par le même courier, mais Menzicof s'est arrêté en chemin, je ne l'ai reçu que le 19, je l'ai lue sur le champ et je la renvoie le même jour, car il faut être fidèle.

Made Denis n'a pas pu le lire. Elle est très malade dans sa Sibérie depuis près d'un mois, et dans un état qui nous a fait trembler.

Je n'ai montré vôtre pièce à personne. J'ai eu du plaisir pour moi tout seul. Vous voilà, mon cher ami, dans la force de vôtre talent. La pièce est neuve, intéressante, fortement et élégamment écrite. Envérité c'est l'ouvrage d'un esprit supérieur, et je vous remercie de tout mon cœur de me l'avoir fait connaître. Je ne suis pas de ces gens qui en lisant une pièce de théâtre de leur ami, imaginent sur le champ un plan différent de celui qu'ils lisent, et qui critiquent tout ce qu'ils ne trouvent pas conforme à leurs idées. Je me laisse aller aux idées de l'auteur, c'est lui qui me mène. S'il m'émeut, s'il m'intéresse, si son ensemble et ses détails font sur moi une grande impression, je ne le chicane pas, je ne sens que le plaisir qu'il m'a donné.

Je n'ai plus qu'un souhait à faire, c'est qu'on envoie en Sibérie les acteurs de Paris qui sont indignes de jouer vôtre pièce; et qu'on réforme entièrement le théâtre de Paris.

La maison de Brandebourg s'enrichit actuellement de nos dépouilles comme dans la guerre de 1756. Elle vous prend Le Kain et Clairon. Il ne reste rien à Paris, et le pauvre siècle s'en irait sans vous dans le néant.

Pourquoi n'auriez vous pas une troupe de Monsieur, comme il y en avait une du tems de Louis 14? cette troupe pourait être sous vos ordres. Vous auriez là un assez joli petit ministère. C'est une idée qui me passe par la tête, et qui ne me parait pas impraticable. Il faut tout tenter plutôt que de dépendre des comédiens.

Quelque chose qui arrive, je vous regarde comme le restaurateur des belles Lettres. J'attends avec impatience, mon cher ami, le moment où vous parlerez dans l'académie, et où vous ramènerez les Welches au bon goût dont ils se sont tant écartés; vous en ferez de vrais français.

Je vous embrasse du meilleur de mon cœur, je vous aime autant que j'aime Menzicof.

V.