à Ferney 29 septembre 1772
Madame,
Votre rïnocerot n'est pas ce qui me surprend.
Il se peut très bien que quelque Indien ait amené autrefois un rinocerot en Sibérie, comme on en conduit en France et en Hollande. Si Annibal fit passer les Alpes à travers les neiges à des éléphants, votre Sibérie peut avoir vu autrefois les mêmes tentatives, et les os de ces animaux peuvent s'être conservés dans des sables. Je ne crois pas que la position de l'équateur ait jamais changé; mais je crois que le monde est bien vieux.
Ce qui m'étonne davantage c'est votre inconnu qui fait des comédies dignes de Moliere, et pour dire encore plus, dignes de faire rire votre majesté impériale, car les majestés rient rarement, quoiqu'elles aient besoin de rire. Si un génie tel que le vôtre trouve ces comédies plaisantes, elles le sont sans doute. J'ai demandé à votre majesté des cèdres de Sibérie; j'ose lui demander à présent une comédie de Petersbourg. Il serait aisé d'en faire une traduction. Je suis né trop tard pour apprendre la langue de votre empire. Si les Grecs avaient été dignes de ce que vous avez fait pour eux, la langue grecque serait aujourd'hui la langue universelle; mais la langue russe pourrait bien prendre sa place. Je sais qu'il y a beaucoup de plaisanteries dont le sel n'est convenable qu'aux temps et aux lieux, mais il y en a aussi qui sont de tous pays, et ce sont sans contredit les meilleures. Je suis sûr qu'il y en a beaucoup de cette espèce dans la comédie qui vous a plus davantage. C'est celle là dont je prends la liberté de demander la traduction. Il est assez beau, ce me semble, de faire traduire une pièce de théâtre quand on joue un si grand rôle sur le théâtre de l'univers. Je ne demanderai jamais une traduction à Moustapha, encore moins à Pulavsky.
Le dernier acte de votre grande tragédie paraît bien beau. Le théâtre ne sera pas ensanglanté, et la gloire fera le dénoûment.
1er octb 1772
Comment se peut il faire qu'il y ait encor chez nos Welches de prétendus raisoneurs et de prétendus politiques qui osent dire que Pierre le grand a tout épuisé pour former une armée, une flotte et un port et que ses successeurs achèvent de tout ruiner pour soutenir l'ostentation de ces vains établissements?
Ce sont les propres paroles de la page 204 d'un nouveau livre intitulé histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens aux Indes.
Il y a d'ailleurs de très bonnes choses dans ce livre, mais cette sottise est pillée de ce fou de Jean Jaques Rossau qui s'est avisé de juger souverainement tous les rois du haut de son grenier.
Il me semble que vos succès auraient dû aprendre à tous ces législateurs à être un peu plus réservés dans leurs décisions. Quand on étonne tous les sages on doit confondre tous les sots.
Que votre majesté impériale daigne conserver ses bontés à son vieux malade de Ferney, son admirateur, son obligé.
V.