1775-08-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Malgré vôtre belle imagination, mon cher ami, vous n'imaginez pas le plaisir que vous me faittes en m'aprenant que vous avez les deux prix.
Vous faittes de vos ennemis scabellum pedum tuorum. Vous marchez au temple de la gloire sur le dos et sur le ventre des Frérons et des Cléments. Vous jugez avec quelle impatience tous ceux qui sont à Ferney attendent vos épîtres en vers, et vôtre éloge en prose du maréchal de Catinat.

Savez vous bien que je suis tenté de venir me mettre dans un petit coin à la première représentation de Menzicof? Mes entrailles paternelles s'émeuvent de tendresse à chacun de vos succez. Vous devez être à présent dans le fracas des triomphes, des compliments, et des nouveaux amis. Les récompenses de la cour seront pour Fontainebleau. Fréron en mourra de rage s'il ne meurt pas d'indigestion au cabaret; ce sera Apollon qui aura tué le serpent Python.

Il est vrai que Ferney devient une ville singulière et assez jolie; mais je désespère de vous y voir; vous ne quitterez plus jamais Paris; vous y serez nécessaire. Il semble que le nouveau ministère soit fait exprès pour vous. Vous avez dans Mr de Vaine un ami bien digne de l'être. Je lui ai envoyé le cri du sang innocent et cette diatribe dont vous me parlez. Tout cela est un peu de la moutarde après diner. Le jeune homme qui fesait crier le sang innocent, et qui a demeuré chez moi un an et demi, n'a plus à crier; Le Roi son maître vient de réparer la barbarie juridique de Messieurs, il l'apelle auprès de sa personne, il lui donne une compagnie, une place d'ingénieur, et une pension. Celà vaut mieux qu'une révision de procez dont l'évênement est toujours douteux, ou qu'une grâce honteuse qui éxige des cérémonies infâmes. Si Mr De Vaisne ne vous a pas remis ces deux petits ouvrages, je vais lui en envoier d'autres.

Je vous embrasse dans la joie de mon cœur.

V.