1769-03-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de Saint-Lambert, marquis de Saint-Lambert.

Je reçus hier matin, Monsieur, le présent dont vous m'avez honoré, et vous vous doutez bien à quoi je passai ma journée.
Il y a bien longtemps que je n'ai goùté un plaisir plus pur et plus vrai. J'avais quelques droits à vos bontés comme vôtre confrère dans un art très difficile, comme vôtre ancien ami, et comme agriculteur. Vous aurez beaucoup d'admirateurs, mais je me flatte d'avoir senti le charme de vos vers et de vos peintures plus que personne. Je crois me connaître un peu en vers. Les grands plaisirs dans tous les arts ne sont que pour les connaisseurs.

J'ai éprouvé en vous lisant une autre satisfaction encor plus rare, c'est que vous avez peint précisément ce que j'ai fait;

O que j'aime bien mieux ce modeste jardin
Où l'art en se cachant fécondait le terrain !
etca

Voilà mon avanture; de longues allées où parmi quelques ormeaux et mille autres arbres on cueille des abricots et des prunes; des troupeaux qui bondissent entre un parterre et des bosquets; un petit champ que je sême moi même entouré d'allées agréables; des vignes au milieu des quelles sont des promenades; au bout des vignes des pâturages, et au bout des pâturages une forêt.

C'est chez moi que meurit la figue à côté du melon, car je crois que vous n'avez guères de figues en Lorraine. Je dois donc vous remercier d'avoir dit si bien ce que j'aurais dû dire.

Je vous assure que mon cœur a été bien ému en lisant les petites leçons que vous donnez aux seigneurs des terres dans vôtre troisième chant. Il est vrai que je n'habite pas le donjon de mes ancêtres; je n'aime en aucune façon les donjons; mais dumoins je n'ai pas fait le malheur de mes vassaux et de mes voisins. Les terres que j'ai défrichées et un peu embellies, n'ont vu couler que les larmes des Calas et des Sirven quand ils sont venus dans mon azile. J'ai quadruplé le nombre de mes paroissiens, et Dieu merci il n'y a pas un pauvre.

Nec doluit miserans in opem aut invidit habenti.

En vous remerciant de tout mon cœur du compliment fait à l'intendant qui éxigeait si à propos des corvées, et qui servait si bien le roi que les enfans en mouraient sur le sein de leurs mères. Chaque chant à des tableaux qui parlent au coeur. Pourquoy citez vous Thompson? C'est le Titien qui loue un peintre flamand.

Vôtre quatrième qui parait fournir le moins est celui qui rend le plus. Je ne crains point d'être aveuglé par la reconnaissance extrême que je vous dois. Il m'a charmé très indépendamment de la générosité courageuse avec laquelle vous parlez d'un homme si longtems persécuté par ceux qui se disaient gens de lettres.

J'ai un remords, c'est d'avoir insinué à la fin du siècle présent qui termine le grand siècle de Louïs 14, que les beaux arts dégénéraient. Je ne me serais pas ainsi exprimé si j'avais lu vos quatre saisons un peu plutôt. Vôtre ouvrage est un chef d'œuvre. Les quatre saisons et le quinzième chapitre de Bélisaire sont deux morceaux au dessus du siècle. Ce n'est pas que je les mette tous deux à côté l'un de l'autre, je sais le profond respect que la prose doit à la poësie; c'est ce que Montesquieu ne savait pas, ou ne voulait pas savoir. Ecrit en prose qui veut, mais en vers qui peut. Il est plus difficile de faire cent beaux vers que d'écrire toute l'histoire de France. Aussi, qui fait beaucoup de bons vers de suitte? Prèsque personne. On a osé faire des Tragédies depuis Racine, mais ce sont des Tragédies en rimes et non pas en vers. Nos Welches du parterre et des loges qu'on a eu tant de peine à débarbariser, se doutent rârement si une pièce est bien écrite. Le nombre des vrais poëtes et des vrais connaisseurs sera toujours extrêmement petit, mais il faut qu'il le soit, c'est le petit nombre des élus. Moins il y a d'initiés, plus les mistères sont sacrés.

Je suis fâché que vous aiez écrit français avec un o, c'est la seule chose que je vous reproche. Sans doute vous serez des nôtres à la première place vacante. Si c'est la mienne je m'aplaudis de vous avoir pour successeur. Nous avons besoin d'un homme comme vous contre les ennemis du bon goût et contre ceux de la raison. Ces derniers commencent à être dans la boue, mais ils y trépignent si fort qu'ils éxcitent quelquefois de petits nuages. Il faudrait se donner le mot de ne jamais recevoir aucun de ces messieurs là.

A propos, pourquoi vôtre livre dit-il qu'il est imprimé à Amsterdam? est-ce que Paris n'en est pas digne? n'y a t-il que le journal chrétien et les décrets de la Sorbonne qui puissent être imprimés dans la capitale des Welches?

Je finis en vous remerciant, en vous admirant, et en vous aimant.

V.