1774-10-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange vous êtes trop bon.
Vous venez à mon secours dans un temps bien critique pour moy. Malgré les bontés de Monsieur Turgot sur les quelles j'ay toujours compté, les commis de la nouvelle ferme du marc d'or sont venus effaroucher la colonie que j'ai établie avec tant de frais, et cent pères de famille sont prêts de m'abandonner. La mort de Lalleu a mis au jour ma misère. J'ay vu entre autres mortifications que Monsieur le maréchal de Richelieu me devait près de cinq années d'une rente que je croiais payée; et que touttes mes affaires sont dérangées. Ce n'est pas ce désordre qui me ferait aller à Paris, c'est la consolation de vous revoir, et d'oublier auprès de vous touttes les afflictions qui fondent sur moy. Mais j'ay quatrevingt ans, et je soufre vingt quatre heures par jour. Le mal me cloue. Voilà mon état. Il faut faire contre fortune et nature bon cœur.

J'ay toujours chez moi cette jeune victime de la superstition des cannibales. J'attends un certificat du roy son maître qui m'a envoyé ce pauvre jeune homme. Ce certificat me serait très nécessaire, mais j'ai peur qu'il ne veuille pas se compromettre.

Mon gros petit neveu d'Hornoi me mande qu'un de ses confrères son ami, et ami intime du grand référendaire, pourrait servir beaucoup dans cette affaire. Je voudrais mon cher ange que vous pussiez voir d'Hornoy. La proposition qu'on sera obligé de faire sera bien délicate, car ce jeune homme plein d'honneur et de courage ne veut point subir l'humiliation d'aller se mettre à genoux pour entérinement, et sans cet entérinement les lettres de grâce ne sont point valables. Il faudrait donc exprimer dans les lettres qu'attendu son service auprès du roi son maitre, on luy accorde tout le temps nécessaire pour faire entériner ces lettres.

Ce serait une dérogation aux usages de la chancellerie, très difficile à obtenir. Son souverain m'a mandéqu'en dernier lieu il a empêché une guerre qui allait embrazer l'Europe. Si cela est, le ministère sera bien aise de favoriser un de ses officiers, mais enfin qui peut y compter? Tout cela est bien étrange. Ma corréspondance assez vive avec ce souverain est plus étrange encore; et vous êtes témoin à Paris de choses beaucoup plus étranges. J'attends donc, mais on meurt en attendant. Qu'il serait doux avant ce moment de venir tout courbé, tout ratatiné, sans dents et sans oreilles, revoir encor avec mes faibles yeux celui à qui je suis attaché depuis soixante et dix ans et de me mettre aux pieds de madame Dargental!

V.