4e May 1775
Mon cher ami, je reçois vôtre Lettre d'Hornoy du 23 avril.
Je ne me suis pas trompé quand je vous ai dit que la convalescence de Made Denis serait difficile et longue. Elle a une peine infinie à reprendre ses forces. Elle n'en est pas moins sensible à vôtre amitié, et à l'inquiétude qu'elle vous cause.
Je pourais bien m'être trompé sur l'affaire de nôtre jeune homme. On juge mal des choses quand on est à cent lieues, et je suis sujet à me tromper de près et de loin. Nous sommes pénétrés, cet infortuné et moi, de tout ce que vous avez eu la bonté de faire. Mais vous sentez qu'il ne peut rien prendre sur lui, et qu'il dépend absolument de la volonté de son maître.
Je vous prie de considérer d'ailleurs, qu'il croit ses allégations absolument conformes (aux expressions près) à la procédure. Il ne peut concevoir comment un arrêt pourait couvrir une sentence illégale, et rendre légitime ce qui est par soi même injuste et incompétent. Il sait par cœur le mémoire à consulter signé par huit avocats le 27e juin 1766. La consultation dit positivement, page 19, qu'il y a dans la procédure et dans les jugements intervenus dans cette affaire des vices qui ne peuvent être corrigés que par des tribunaux supérieurs. Qu'il n'est pas possible de laisser subsister cette sentence (page 21).
Qu'il faut avoir pendant trois ans continuels résidé et pratiqué dans une cour, pour y être assesseur en qualité de gradué (page 23).
Que l'ordonnance de 1667 admet les mineurs à se pourvoir contre les jugements où ils ont point été deffendus (page 24).
J'omets beaucoup d'autres articles importans, dont vous jugerez mieux que moi.
De plus, nôtre jeune homme est très sûr que s'il se présentait devant quelque parlement du roiaume que ce fût, il ne se trouverait pas une vieille femme qui déposât contre lui, parce qu'en effet tout le monde écoute la raison et l'humanité au bout de dix années quand la rage du fanatisme est passée, et que l'infâme invention des monitoires n'allarme plus les cervelles de la populace.
Nous avons eu icy un avocat de franche Comté aussi honnête homme qu'intelligent, qui plaide actuellement en faveur de douze mille familles réduites en servitude par des moines; cet avocat prétend qu'en huit jours de tems il obtiendrait de vôtre parlement une absolution entière en faveur de vôtre protégé.
Observez de plus, s'il vous plait, vous qui êtes seigneur de paroisse dans le comté de Ponthieu, que si vôtre protègé obtenait des lettres de grâce, s'il venait demander pardon à genoux pour les entériner, s'il prostituait ainsi l'habit uniforme des vainqueurs de Rosbak; il courrait risque d'offenser le roi son maître; et qu'il n'y gagnerait que la liberté de mourir de faim, en attendant qu'il pût jouïr dans vingt ans d'une légitime de cinq ou six cent livres de rente tout au plus; car vous savez que les cadets de Ponthieu sont encor plus mal traittés que ceux de Normandie.
Vous voiez donc bien, mon cher ami, qu'il faut attendre. Conservez vos bontés pour nôtre protégé. Ne parlez point à M: Le garde des sceaux. Je supose qu'il ignore combien je m'intéresse à cette affaire. Je viens de recevoir une Lettre de lui, dont je lui suis infiniment obligé. J'avais pris la liberté de lui demander des arbitres entre Mr De Brosses et moi pour vous épargner à vous et à Made Denis après ma mort, des discussions odieuses. Il a écrit à Mr De Brosses, et m'en a envoié la réponse. Cette attention dans un ministre est bien respectable.
Made Denis, qui vient de manger, a assez de force pour vous embrasser de tout son cœur. J'en fais autant comme vous le croiez bien.
V.
Je reviens à nôtre jeune homme. Voicy une Lettre qu'il écrit à son frère. Vous verrez que quand il se contentait de Lettres de grâce, nous n'avions point recouru encor au Roi de Prusse. On nous avait fait à croire d'ailleurs, qu'il ne serait point forcé de faire entériner ces Lettres, et vous savez par quelle humiliation il faut passer pour obtenir cet enrégistrement. Il ne peut consentir à cet oprobre sans un ordre exprès du Roi son maître. Ainsi tout concourt, encor une fois, à différer.