12 auguste 1774
Mon cher ange je vous écris de mon lit.
C'est le pupitre des gens de quatrevingt ans. C'est pour vous dire que je ne suis point surpris que madame Dargental se fasse porter et que Monsieur votre frère ait eu la fièvre. Les chaleurs extrêmes qu'on doit éprouver au bord de la Seine comme du lac de Geneve, peuvent fort bien déranger le pouls et ôter les forces. Je n'ay pas celle de faire ce voiage dont la seule idée me fesait sauter de joye. Quatrevingt années de maladies presque continuelles ne permettent guères de se mettre en route dans la zône torride, et au mois d'octobre je serai dans la zône glaciale. Vous jugerez si je suis impotent, quand vous saurez qu'on a joué hier auprès de Geneve les loix de Minos et que je n'ay pu m'y transporter. On me dit que cette rapsodie a été merveilleusement accueillie, par des gens qui ne connaissaient autrefois que les pseaumes de Marot, et qui passent aujourdui pour n'être savants que dans l'art de compter. Mais depuis qu'ils ont profité des manœuvres de votre ministère des finances, au point de se faire huit milions de rentes sur le roy, ils se sont mis à aimer les vers français. Mr le maréchal de Richelieu ne les aime pas tant qu'eux, puis qu'il n'a pas daigné faire jouer ces loix de Minos à Fontainebleau. Il ne protége pas plus ma colonie que mes vers. Il avait commandé à mes horlogers une montre garnie de diamants pour le mariage de Mgr le comte d'Artois; et madame Dubarri s'était chargée des présents. Il me manda d'envoier la montre à cette belle dame. M. Dogni à qui je l'adressai, la lui présenta lui même. Depuis ce temps on n'en entendit plus parler. La montre n'a point été comprise dans la liste des présents. Il faudra que je la paye et M. de Richelieu, qui me doit un peu d'argent, ne me met guères en état de la payer. Vous voyez que les éclaboussures de la roue de la fortune ont été jusqu'à moy. La petite tracasserie de madame de St Vincent m'empêche de parler de ces bagatelles au vainqueur de Mahon, mais je ne renonce point au projet d'obtenir du grand référendaire quelque ombre de justice pour un jeune et brave officier le plus honnête et le plus sage du monde, que le roy de Prusse m'a confié depuis quatre mois. Il serait triste qu'un homme qui lui appartient, restât condamné à avoir la main droite coupée, la langue arrachée, à être roué et brûlé, pour n'avoir pas salué, chapeau bas, une procession de capucins pendant la pluie. Je ne puis attendre le sacre qui est le temps des grâces. Il faut que j'écrive bientôt, et que l'affaire soit faitte ou manquée. Si je n'obtiens rien, je renverrai l'officier à son maître, qui n'en aura pas meilleure opinion de nous. Je dois avoir quelque espérance s'il est vrai que le roy ait répondu à ceux qui lui disaient que M. Turgot est enciclopédiste.
Ces paroles n'annoncent pas un bigot gouverné par la prétraille. Elles manifestent une âme juste et ferme. Je souhaite que le deux reines de Dorat réussissent autant que notre monarque. J'ay quelque idée d'avoir vu une déclaration de collège intitulée Sophronie et de n'avoir pu en soutenir la lecture. Je n'ay point sçu le nom de l'auteur. Dieu me préserve de songer à faire l'histoire des papes, à moins qu'on ne m'assure vingt ans de vie pour courir sur la barque de St Pierre depuis ce renégat jusqu'au prudent Ganganelli. Quelle imagination! moi l'histoire des papes! à mon âge!
Je pense bien comme vous sur Armide et sur le quatrième acte de Roland. Mais tant de gens disent que cette musique est du plein chant; tand d'oreilles aiment le mérite de la difficulté surmontée, tant de langues crient de Petersbourg à Madrid que nous n'avons pas de musique, que je n'ose me battre contre toutte l'Europe. Cela n'apartenait qu'à Louis 14 et au Roi de Prusse.
Adieu mon cher ange. Dieu vous envoye des vents frais qui rendent des forces à madame Dargental et à monsieur de Pondevele.
V.