1773-12-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Suzanne Necker.

Vous m’avez écrit, Madame, une Lettre charmante, une Lettre qui m’enivrerait d’amour propre, si l’amour propre n’était pas étouffé par tous les sentiments que vous inspirez, et cependant vous n’avez eu de nouvelles de moi que par je ne sais quelle Tactique assez informe et assez mal copiée.
Je ne crois pas que la Tactique soit vôtre art favori; vôtre art est précisément tout le contraire. Si je ne vous ai pas remercié plutôt, Madame, ce n’est pas assurément par indifférence, c’est un sentiment que personne n’a pour vous, mais c’est que je passe la fin de ma vie dans les souffrances; et quand j’ai un petit moment de relâche je fais des Tactiques, ou je vous écris.

J’aprends que vous êtes liée depuis peu avec Madame Du Deffant; je vous en fais mon compliment à toutes deux. Je voudrais bien me trouver en tiers, mais j’en suis très indigne. La privation des yeux n’ôte rien à l’esprit de société, rend l’âme plus attentive, et augmente même l’imagination. Vous avez tout celà, et qui plus est vous avez des yeux, mais qui souffre n’est bon à rien.

Nous avons très peu de neige cette année dans vôtre ancienne patrie. Cette bonté fort rare de la providence dans ce climat, me conserve la vue, mais le reste va bien mal. Je suis obligé de fermer ma porte à tout le monde, la nature m’a mis en prison dans ma chambre.

Savez vous, Madame, une avanture de vôtre païs qu’il faut que vous contiez à Madame Du Deffant? savez vous que Madlle Lullin, fille de vôtre petit secretaire d’état Lullin, et plus petite que lui, s’était éprise à l’âge de seize ans du fils d’Hubert le grand découpeur, et que dès que ce jeune homme est revenu de Paris entièrement aveugle, elle a été au plus vite le demander en mariage à son père, et lui a déclaré qu’elle n’aurait jamais un autre mari, et que dès qu’elle aurait vingt cinq ans elle consommerait cette belle affaire? Ce serait Psiché amoureuse de l’amour, si ces deux enfans étaient plus jolis.

Pour moi, si je n’étais pas hors de combat, je demanderais Madame Du Deffant en mariage attendu que vous êtes pourvue, et la mieux pourvue du monde.

Le sage panégiriste de Jean Baptiste Colbert avait bien raison de dire que le commerce des Indes ne valait pas grand chose. J’éprouve qu’il n’est pas meilleur pour les particuliers qu’il ne l’a été pour la compagnie. Ce grave auteur, quel qu’il soit, a le nez fin. Je lui présente mon respect ainsi qu’à vous, Madame, du fond de mon cœur.