1773-10-09, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Je m’aperçois avec regret qu’il y a près de vingt ans que vous êtes parti d’ici, vôtre mémoire me rapele à vôtre Imagination tel que j’étais alors, cependant, si vous me voyiéz, au lieu de trouver un jeune homme qui a l’air à la danse, vous ne trouveriéz, qu’un viellard caduc et décrépit.
Je perds chaque jour une partie de mon existence et je m’achemine imperceptiblement vers cette demeure dont personne encore n’a raporté des nouvelles. Les observateurs ont crû s’aperçevoir que le grand nombre de vieux militaires finissent par radoter, et que les gens de lettres se Conservent mieux. Le grand Condé, Malbouroug, le Prince Eugene ont vû dépérir en eux la partie pensante avant leur Corps. Je pourrais bien avoir un même destin sans avoir possédé leurs talents. On sait qu’Homere, Atticus, Varon, Fontenelle et tant d’autres ont atteint un grand âge, sans éprouver les mêmes infirmités. Je souhaite que vous les surpassiés tous par la longueur de vôtre vie et par les travaux de l’esprit, sans m’embarasser du sort qui m’attend, de quelques années de plus ou de moins d’existence qui disparaissent devant l’Eternité; on va inaugurer l’Eglise catholique de Berlin, ce sera l’Evêque de Varmie qui la Consacrera. Cette cérémonie étrangère pour nous, attire un grand Concours de curieux. C’est dans le diocèse de cet Evêque que se trouve le Tombeau de Copernic au quel come de raison, j’érigerai un mausolée. Parmi une foule d’erreurs qu’on [ré]pandait de son tems, il s’est trouvé le seul qui enseignât quelques vérités utiles. Il fut heureux, il ne fut point persécuté, le Jeune Talonde, lieutenant [à] Vesel, l’a été, il mérite qu’on pense à lui. Muni de vôtre protection et du bon témoignage que lui rendent ses supérieurs, il ne manquera pas de faire son chemin. J’en reviens à ce roi de Pologne dont vous me parlés. Je sais que l’Europe croit assés généralement que le partage qu’on a fait de la Pologne [est] une suite de manigances politiques qu’on m’attribue, cependant rien n’est [plus faux]. Après avoir proposé vainement des tempéramens différens, il fallut recourir à ce partage comme à l’unique moyen d’éviter une guerre générale. Les aparences sont trompeuses et le public ne juge que par elles. Ce que je vous dis, est aussi vrai que la 48ème proposition d’Euclide. Vous vous étonnés, que l’Empereur et moi ne nous mêlions pas des troubles de l’orient. C’est au Prince Kaunits de vous répondre pour l’Empereur, il vous révélera les secrets de sa Politique; pour moi, je concours depuis longtems aux opérations des Russes par les subsides que je leur paye, et vous devés savoir qu’un allié ne fournit pas des troupes et de l’argent en même tems; je ne suis qu’indirectement engagé dans ces troubles par mon union avec l’Impératrice de Russie. Quant à mon personel, je renonce à la guerre, de crainte d’encourir l’Excommunication des Philosophes. J’ai lu l’article guerre, Questions Encyclopédique, Tome 6, page 339 et j’ai frémi. Comment un Prince dont les Troupes sont habillées d’un gros drap bleu et les chapeaux bordés d’un fil blanc, après les avoir fait tourner à droite et à gauche, peut-il les faire marcher à la gloire, sans mériter le titre honorable de chef de Brigands, puisqu’il n’est suivi que d’un tas de fainéans que la Nécessité oblige à devenir des Boureaux mercenaires pour faire sous lui l’honête métier de voleurs de grand-chemin? Avés vous oublié que la guerre est un fléau, qui, les rassemblant tous, leur ajoute encore tous les crimes possibles? Vous voyés bien qu’après avoir lu ces sages maximes, un homme pour peu qu’il ait sa réputation à coeur, doit éviter les Epitètes qu’on ne donne qu’aux plus vils scélérats; vous saurés d’ailleurs que l’Eloignement de mes frontières de celles des Turcs, a jusqu’àprésent empêché qu’il n’y ait eü de discorde entre les [deux] Etats, et qu’il faut qu’un souverain soit condamnable à mort (s’it était particulier) pour qu’en Conscience un autre souverain ait le droit de le déthrôner. Lisez Pufe[ndorf] et Grotius, vous y ferés de belles découvertes. Il y a cependant des guerres justes quoique vous n’en admettiés point, celles qu’exige sa propre défense sont incontestablement de ce genre. J’avoüe que la Domination des Turcs est dure [et] même Barbare, je confesse que surtout la Grèce est de tous les paÿs de cette domination le plus à plaindre, mais souvenés vous de l’Injuste sentence de l’aréopage contre Socrate, Rapelés vous la Barbarie dont les Athéniens [usèrent] envers leurs amiraux qui ayant gagné une Bataille navale, ne purent dans une tempête enterrer leurs morts. Vous dites vous même, que c’est peut être en punition de ces crimes qu’ils sont assujetis et avilis par des Barbares. Est ce à moi de les délivrer? Sçais-je si le terme posé à leur pénitence est fini, ou combien elle doit durer? Moi qui ne suis que Cendre et poussière, dois-je m’oposer aux arrêts de la Providence? Que de raisons pour maintenir la paix dont nous jouissons! Il faudrait être insensé pour en troubler la durée. Vous me croyés épuisé par ce que j’ai dit cy-dessus, ne le pensés pas, une Raison aussi valable que celle que je viens d’alléguer, est qu’on est persuadé en Russie, qu’il est contre la dignité de cet Empire de faire usage des secours étrangers, lors que les forces des Russes sont seules suffisantes pour terminer heureusement cette guerre. Un léger Echec qu’a reçu l’armée de Romanzof, ne peut entrer en aucune Comparaison avec une suite de succès non Interrompu qui ont signalé toutes les Campagnes des Russes. Tant que cette armée se tiendra sur la rive gauche du Danube, elle n’a rien à craindre, la dificulté consiste à passer ce fleuve avec sûreté; elle trouve à l’autre bord, un terrain excessivement coupé, une dificulté infinie de subsister, ce n’est qu’un désert et des montagnes hérissées de bois qui mènent vers Andrinople; la difficulté d’amasser des magasins, de les conduire avec soi, rend cette entreprise hazardeuse, mais, comme jusqu’àprésent, rien n’a été difficile à l’Impératrice, il faut espérer que ses généraux mettront heureusement [à] fin une aussi pénible expédition.

Voilà des raisonemens militaires qui m’échapent, dont je demande pardon [à] la Philosophie. Je ne suis qu’un demi Quaker jusqu’àprésent; quand je le serai [comme] Guillaume Pen, je déclamerai comme d’autres contre ces assassins privilégiés qui ravagent l’univers. En attendant, donnés moi mon absolution d’avoir osé nommer le [nom] de projet de Campagne en vous écrivant. C’est dans l’espoir de recevoir vôtre [indulg]ence plénière, que le Philosophe de Sans-Souci, vous assure qu’il ne cesse de [faire] des voeux pour le Patriarche de Ferney. Vale.

Federic