à Ferney 20e avril 1773
J'ai été bien agréablement surpris, Monsieur, en recevant une Lettre signée Diderot lorsque je revenais d'un bord du Styx à l'autre.
Figurez vous quelle eût été la joie d'un vieux soldat couvert de blessures si Mr De Turenne lui avait écrit? La nature m'a donné la permission de passer encor quelque temps dans ce monde, c'est à dire une seconde entre ce qu'on appelle deux éternités, comme s'il pouvait y en avoir deux.
Je végéterai donc au pied des Alpes encor un instant dans la fluante du temps qui engloutit tout. Ma faculté intelligente s'évanouïra comme un songe, mais avec le regret d'avoir vécu sans vous voir.
Vous m'envoiez les fables d'un de vos amis. S'il est jeune je réponds qu'il ira très loin; s'il ne l'est pas on dira de lui, qu'il écrivit avec esprit ce qu'il inventa avec génie. C'est ce qu'on disait de la Motte. Qui croirait qu'il y eût encor une louange au dessus de celle là, et c'est celle qu'on donne à Lafontaine, il écrivit avec naïveté. Il y a dans tous les arts un je ne sais quoi qu'il est bien difficile d'atraper. Tous les philosophes du monde fondus ensemble n'aurait pu parvenir à donner l'Armide de Quinaut, ni les animaux malades de la peste que fit La Fontaine, sans savoir même ce qu'il fesait. Il faut avouer que dans les arts de génie tout est l'ouvrage de l'instinct. Corneille fit la scène d'Horace et de Curiace comme un oiseau fait son nid, à celà près qu'un oiseau fait toujours bien, et qu'il n'en est pas de même de nous autres chétifs. Monsieur Boisard parait un très joli oiseau du Parnasse à qui la nature a donné au lieu d'instinct beaucoup de raison, de justesse et de finesse. Je vous envoie ma Lettre de remerciements pour lui. Ma maladie dont les suittes me persécutent encor, ne me permet guères d'être diffus. Soiez sûr que je mourrai en vous regardant comme un homme qui a eu le courage d'être utile à des ingrats, et qui mérite les éloges de tous les sages. Je vous aime, je vous estime comme si j'étais un sage.
Le vieux malade de Ferney V.