1768-02-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul.

Me,

Un vieillard prèsque aveugle, et une jeune femme qui serait bien fière si elle avait des yeux comme les vôtres, vous suplient de daigner agréer leurs hommages et leurs remerciements.
Nous devons à vôtre protection tout ce que Monsieur Le Duc De Choiseul a bien voulu accorder à Mr Dupuits. Si le vieux bon homme et moi nous avions quelque petite partie de la succession de Pierre Corneille, nous la dépenserions en grands vers aléxandrins pour vous témoigner nôtre reconnaissance. Mais les temps sont bien durs, et la pluspart des vers qu'on fait, le sont aussi. Nous nous défions même de la prose. Nous entendons si peu les livres qu'on nous envoie de Paris que nous craignons d'avoir oublié nôtre langue.

Nous sommes très honteux l'un et l'autre d'exprimer nôtre extrême sensibilité dans un stile si barbare, mais madame nous vous suplions de considérer que nous sommes des allobroges. Des gens arrivés de Versailles nous ont dit qu'il fallait absolument avoir de la finesse, de la justesse dans l'esprit, des grâces et du goût, pour oser vous écrire. Nous ne les avons point crus. Nous ne sommes pas de votre espèce et nous nous sommes flattés aucontraire que la supériorité était indulgente, et que les grâces ne rebutaient pas la naïveté.

Nous sommes dans cette confiance avec un profond respect

Me

Vostr: h: o: s: et très obligez serviteur et servante

Corneille Dupuits Voltaire