1773-04-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Il faut, mon cher et grand philosophe, que je vous fasse part d'une petite anecdote.
Voicy ce que la personne très singulière me mande: J'ai recu de lui une seconde et troisième lettre sur le même sujet; L'éloquence n'y est pas épargnée: mais que ne plaide t-il aussi pour les Turcs et pour les Polonais? … Il est vrai que les vôtre ne sont pas à Paris, mais aussi pourquoi l'ont ils quitté? … J'ai envie de répondre que j'ai besoin d'eux pour introduire les belles manières dans mes provinces.

Je vous prie de me mander si on vous a écrit en éffet sur ce ton. Je suis persuadé que dans toute autre circonstance on aurait fait ce que vous avez voulu. Vôtre projet était admirable, il vous aurait fait un honneur infini, à vous et à la sainte philosophie. Vous voiez bien que ce n'est pas vous qu'on refuse, et que ce n'est pas aux philosophes qu'on s'en prend. Aucontraire ce sont les ennemis de la philosophie que l'on veut punir de leurs manœuvres. J'avais eu la même idée que vous il y a longtemps. Je consultai des gens au fait qui craignirent même de me répondre. Je craindrais aussi de vous écrire si la pureté de vos intentions et des miennes ne me rassurait contre le danger que courent aujourd'hui toutes les lettres. On ne verra jamais dans nôtre commerce que l'amour du bien public, et des sentiments qui doivent plaire à tous les honnêtes gens. Ce sont là les vrais marons de Bertrand et de Raton.

Je vous ai mandé, mon cher et respectable ami, qu'il était très difficile actuellement de vous faire parvenir le petit recueil où se trouve le très ingénieux dialogue de Christine et de Descartes. On y a mis des lettres de la personne qui veut qu'on enseigne les belles manières chez elle. Ces lettres ont allarmé des gens qui ont de fort mauvaises manières. Je trouverai pourtant un moien de vous faire parvenir ce petit proscrit. Mais songez que j'ai l'honneur de l'être moi même, et de plus très malade, très embarassé, très persécuté, mais vous aimant de tout mon cœur, et autant que je vous révère.