1773-04-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Mon cher Picard, il est vrai que vôtre grand oncle maternel le Suisse a été fort près de quitter les tracasseries de ce monde, et d’être délivré des misères attachées à la Vieillesse.
Il a fallu rentrer dans ses chaines encor pour quelque temps; et vous savez ce que c’est que le temps, c’est bien peu de chose.

Ma faiblesse m’a empèché de répondre plutôt à vôtre Lettre, et de vous remercier de l’intérêt que vous avez pris à ma maladie.

Portez vous bien; que Madame vôtre femme et vôtre fille en fassent autant. Avec de la santé on jouit de tous les plaisirs, et on adoucit toutes ses peines.

Je m’imagine que Mr Florianet est encor chez vous. Je l’embrasse de tout mon cœur. Ce sera un bon officier et un homme aimable.

Vous recevez souvent des nouvelles de son oncle le genevois. Il s’est bâti une jolie habitation et a planté un petit jardin charmant dans nôtre colonie; mais il a fait comme moi, il a été un peu au delà de ses forces. La nouvelle madame de Florian n’a point mal au foie comme sa devancière, mais on dit beaucoup de mal de sa poitrine. Nous avons un médecin tant pis qui prétend qu’elle est très dangereusement attaquée; Le mèdecin Tant mieux dit que ce n’est rien, et qu’avec du lait d’ânesse on n’a jamais rien à craindre pour ses poumons. On veut aussi que je prenne du lait d’ânesse. Mais comme j’ai vécu près de quatre vingts ans sans ce régime, je crois que je puis m’en dispenser.

Portez vous bien, vous dis-je, vous et Madame d’Hornoy; croiez peu aux raisonnements des médecins; regardez philosophiquement tous les évênements de ce monde, il n’y en a aucun qui dépende de nous; les jansénistes n’avaient pas tant de tort de croire à la prédestination absolue comme st Augustin et Mahomet. Vous étiez prédestiné à passer vôtre année 1772 et peut être 1773 en Picardie et moi à demeurer vingt ans vers la Suisse. Auriez vous cru il y a cinq ou six ans que vôtre beau père se marierait auprès de Bâle par le ministère d’un prêtre Luthérien avec une calviniste de Genêve qui a un autre mari? S’il n’y a pas là de la destinée, il n’y en a nulle part. La mienne est de vous aimer tendrement pour le peu de temps que j’ai encor à vivre, et qui peut finir demain

V.