1772-12-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bernard Joseph Saurin.
Vôtre femme doit voir en vous
Le modèle des bons époux,
Le modèle des bons poëtes.
Si les enfans que vous lui faittes
De vos écrits ont la beauté,
Nul homme en sa postérité,
Ne fut plus heureux que vous l’êtes.

Je prends la liberté d’abord, d’embrasser Madame vôtre femme pour qui vous avez fait cette jolie épitre qui est à la tête de cette jolie Anglomanie, et puis je vous dirai que cette pièce est écrite d’un bout à l’autre comme il faut écrire, ce qui est très rare; qu’elle est étincélante de traits d’esprit que tant de gens cherchent, et qui sont chez vous si naturels.

Ensuite je vous dirai que dès que l’hiver est venu, les neiges me tuent, et qu’il faut alors que je reste au coin de mon feu, sans quoi je viendrais causer au coin du vôtre. Je suis toujours prêt l’été à faire un voiage à Paris, malgré l’abbé Mabli et Fréron. Mais depuis l’impertinence que j’ai eue de faire de grands établissements dans un malheureux village au bout de la France, et de me ruiner à former une colonie d’artistes, qui font entrer de l’argent dans le roiaume, sans que le ministère m’en ait la moindre obligation, la nécessité où je me suis mis de veiller continuellement sur ma colonie, ne me permet pas de m’absenter l’été plus que l’hiver. J’ajoute à ces raisons que j’ai bientôt quatre vingt ans, que je suis très malade, et qu’il ne faut pas à cet âge risquer d’aller faire une scène à Paris, et d’y mourir ridiculement; car je ne voudrais mourir ni comme Maupertuis ni comme Boindin

Inter utrumque tenè medio tutissimus ibi.

J’ai toujours sur le cœur la belle tracasserie que m’a faitte ce Mr Le Roy sur le livre de l’esprit. Vous savez que j’aimais l’auteur; vous savez que je fus le seul qui osai m’élever contre ses juges, et les traitter d’injustes et d’extravagants comme ils le méritaient assurément. Mais vous savez aussi que je n’aprouvai point cet ouvrage que Duclos lui avait fait faire, et que lorsque vous me demandâtes ce que j’en pensais, je ne vous répondis rien. Il y a des traits ingénieux dans ce livre; il y a des choses lumineuses, et souvent de l’imagination dans l’expression. Mais j’ai été révolté de ce qu’il dit sur l’amitié. J’ai été indigné de voir Marcel cité dans un livre sur l’entendement humain, et d’y lire que la Lecouvreur et Ninon ont eu autant d’esprit qu’Aristote et Solon. Le systême que tous les hommes sont nés avec les mêmes talents est d’un ridicule extrême. Je n’ai pu souffrir un chapitre intitulé De la probité par raport à L’univers. J’ai vu avec chagrin une infinité de citations puériles ou fausses, et prèsque par tout une affectation qui m’a prodigieusement déplu. Mais je ne considérai alors que ce qu’il y avait de bon dans son livre, et l’infâme persécution qu’on lui fesait. Je pris son parti hautement, et quand il a fallu depuis analiser son livre je l’ai critiqué très doucement.

Vous avez l’esprit trop juste et trop éclairé pour ne pas sentir que j’ai raison. S’il se pouvait, contre toute aparence, que j’eusse le bonheur de vous voir encor, nous parlerions de tout celà en philosophes, en aimant passionément la mémoire de l’homme aimable dont nous voions vous et moi les petites erreurs.

Adieu, mon cher philosophe, mais philosophe avec de l’esprit et du génie, philosophe avec de la sensibilité. Je vous aime véritablement pour le peu de temps que j’ai encor à ramper dans un coin de ce globule.

V.